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PHILO-ALETHEIA
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1 septembre 2010

L'art en jeu, le jeu de l'art (partie 2)

L'art en jeu, partie 1 cliquez ici

Le corps en jeu

C’est par  son corps en effet que ce mouvement intérieur se manifeste. C’est avec son corps que l’artiste secrète, restitue sa vision du monde, le transforme. Dans « L’œil et l’esprit », Merleau-Ponty  éclaire avec subtilité la vision du peintre. « Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a  été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main. ».

               « La vision est une pensée conditionnée, elle naît « à l’occasion de ce qui arrive dans le corps, elle est « excitée » à penser par lui. Elle ne choisit ni d’être ou de n’être pas, ni de penser ceci ou cela. Elle doit porter en son cœur cette pesanteur, cette dépendance qui ne peuvent lui advenir par une intrusion de dehors »

L’artiste éprouve un réel plaisir à toucher les choses. Lorsqu’il découvre un objet, l’enfant spontanément le porte à sa bouche, le suce, le mord, l’explore avec tous ses sens. L’artiste reste profondément attaché à cette approche sensorielle du monde .Pour un artiste, la main est aussi précieuse que ses yeux. Alliée de la création mais seulement. Pour Matisse : «La main n’est que le prolongement de la sensibilité et de l’intelligence. Plus elle est souple, plus elle est obéissante. Il ne faut pas que la servante devienne maîtresse. »

Henri Focillon dans « La vie des formes », consacre son dernier chapitre à « L’éloge de la main ».

« La possession  du monde exige une sorte de flair tactile ». L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création mais d’abord l’organe de la connaissance. « La curiosité de l’enfance, l’artiste en  prolonge le privilège bien au-delà des limites de cet âge. Il touche, il palpe, il suppute le poids, il mesure l’espace, il modèle la fluidité de l’air pour y préfigurer la forme, il caresse l’écorce de toute chose, et c’est du langage du toucher qu’il compose le langage de la vue-un ton chaud, un ton froid, un ton lourd, un ton creux, une ligne dure, une ligne molle.  La nature est toujours pour lui un réceptacle de secrets et de merveilles .Toujours c’est avec ses mains nues, faibles armes, qu’il cherche à les dérober, pour les faire entrer dans son propre jeu. Ainsi recommence, perpétuellement, un formidable autrefois, ainsi se refait, sans se répéter, la découverte du feu, de la hache, de la roue, du tour à potier .Dans l’atelier d’un artiste sont partout écrites les tentatives, les expériences, les divinations de la main, les mémoires séculaires d’une race humaine qui n’a pas oublié le privilège de manier.  Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure .La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action .Elle apprend à l’homme à posséder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Elle se mesure avec la matière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. Educatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et dans le temps »

Le besoin de retrait de l’artiste n’implique pas une vie en « marge» détachée de ses semblables, indifférente aux misères du monde.  L’artiste est au contraire poreux, perméable, et c’est peut-être cette porosité, cette perméabilité au monde  qui lui permet d’exprimer sa proximité avec le monde. A la fois « épris » du monde, et en même  temps  incapable de s’y soumettre sans le modifier. Sa sensibilité épidermique  explique  sa résistance à s’y glisser au risque de s’y écorcher, de s’y perdre, s’y  « ’abîmer ». Il y a urgence  pour lui de se tenir à la lisière.

Ce que relève Merleau-Ponty : « Comme s’il y avait dans l’occupation du peintre une urgence qui passe toute autre urgence. Il est là, fort ou faible dans la vie, mais souverain sans conteste dans sa rumination du monde, sans autre « technique »que celle que ses yeux et ses mains se donnent à force de voir , à force de peindre acharné à tirer de ce monde où sonnent les scandales et les gloires de l’histoire des toiles qui n’ajouteront guère aux colères ni aux espoirs des hommes, et personne ne murmure » .

Pour Paul Klee, l’artiste n’est en rien différent de ses semblables. C’est un homme  semblable aux autres, mais « qui a trouvé des moyens propres, spécifiques pour éprouver le monde. Recueille ce qui affleure à la surface et le restitue, l’exprime. Simplement intermédiaire, médiateur » .Le peintre Alfred Manessier souhaitait que l’art permette à l’artiste de reconquérir son poids d’être humain .Et il s’agit bien en effet de densité, de rencontre, de mouvement. 

Comme l’enfant dans son jeu, l’artiste manifeste dans son activité créatrice un engagement de tout son être, dans un temps suspendu. Seul, dans le silence, à l’écoute de tout ce qui résonne en lui, et pleinement relié au présent. A la fois présent et absent de lui-même. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Quel âge a- t’il ? Est-il homme ou femme ? Sans- doute, résonne en lui cette phrase de C. Jung : « Nous ne sommes pas d‘hier, ni d’aujourd’hui, nous sommes d’un âge immense. »

Dans ses recherches et  jeux artistiques, l’artiste prend de plus en plus conscience du hasard Et à la naïve conviction d’être souverain, maître de sa création, se substitue le doute. La survenue d’événements, d’accidents imprévus, inattendus, ressentis jusqu’alors comme indésirables, contrariants, inopportuns et écartés du chemin  deviennent au contraire des alliés,  des auxiliaires précieux .Peu à peu, l’artiste sans les rechercher les accueille avec déférence. Et il sent alors confusément qu’ils  participent à la création, mais qu’il n’en n’est ni l’auteur, ni le maître. Baudelaire écrit « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant pour s’exprimer d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. » («  Le peintre de la vie moderne » in Œuvres complètes).

L’artiste n’invente rien de nouveau, mais puise au-dedans et au dehors, du passé au présent, des éléments, configurations déjà existantes qu’il transmue avec  son langage plastique élaboré, ses des matériaux, son corps. Pour Bazaine, « l’art ne conclut jamais, parce qu’il ne procède que dans l’incertitude : le peintre ne sait ni d’où il vient ni où il va. Et il ne sait qui il est. Il ne progresse pas dans la sécurité, même fragile, des problèmes résolus : il n’y a pas en peinture de solutions parce qu’il n’y pas de problèmes ». » (Le temps de la peinture). 

Dépositaire d’un savoir ancien, archaïque,  d’une subtile mémoire et pensée sensorielle, d’un héritage psychique,  il « prête son corps » à une création inédite. En s’approchant au plus près de l’incertain,  l’illimité, l’indéfinissable, l’inclassable, le non répertorié, il offre un accès à une autre forme de connaissance du réel, nous donnant   à voir et à sentir une saveur, une chair, une texture  nouvelles.

Pour le dramaturge Henri Müller, « L’unique chose qu’une œuvre d’art puisse  accomplir c’est d’éveiller la nostalgie d’un autre état du monde et cette nostalgie est révolutionnaire ».

                La capacité de rencontre avec  les autres  est pour Albert Jacquard cet échelon supplémentaire de l’évolution qui a crée l’humanité. «  L’humanité n’est pas seulement l’addition de six milliards d’êtres humains, mais la mise en commun par eux de leurs angoisses, et leurs espoirs. Tout objet est le caillou, le robot mais ne savent pas qu’ils sont. Je sais qui je suis. Je dis « je ».Le fait de dire « je » vient de ma rencontre avec les autres .Cette capacité à se rencontrer est un événement  essentiel .La véritable activité de l’homme consiste à se construire soi-même en rencontrant les autres...L’être humain est double : il est un objet fait par la nature et une personne crée par toutes ces rencontres.

La véritable richesse de l’œuvre d’art réside sans doute dans cette rencontre .Elle est essentielle pour l’artiste, car c’est avant tout par son œuvre que peut s’établir cette rencontre avec autrui. Elle devient  pour autrui  source d’une inépuisable  rencontre, recréation au sein du monde.

                                                                                                                                             BC

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Commentaires
T
Cette pensée de la création artistique se rapproche de ce que disait Barthes sur le style : une voix, un lexique, un débit qui naissent du corps de l'écrivain, de sa mythologie personnelle.<br /> Le corps restitue le monde à travers la main, après passage par sa singularité irréductible. <br /> Voilà qui semble au plus loin d'une contemplation de Formes idéales par l'artiste. Et pourtant, le corps est en prise sur les formes, lui-même forme parmi les formes, en même temps que matière mêlée à la matière. Platon dans le Sophiste pensait des formes en mouvement, non hiératiques, des potentialités agissantes. Celles-ci peuvent traverser le corps, et élaborer à travers lui l'oeuvre d'art.
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G
On pourrait dire que la main est-elle même un organe "transitionnel"(au sens de Winnicott) à la fois récepteur et émetteur. Par quoi se construit un savoir des objets, mais aussi la faculté de les détruire, modifier, reconstruire de mille et une manières. J'aime ce texte qui donne la primauté au corps dans les processus de création, y compris intellectuels.
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