Hypocrisie de l'altruisme - valeur de l'égoïsme
La soirée passée autour du thème de l'égoïsme a donné lieu à des échanges vifs, ce qui ne peut manquer d'être réjouissant lorsqu'on propose à la réflexion commune l'examen d'une thèse profondément subversive comme celle de Nietzsche. Au moins mes amis ne se seront-ils pas endormis trop tôt, ce qui pourrait bien être flatteur...
Il faut dire que ce vieux Frère de Moustachu n'y va pas avec le dos de la cuiller lorsqu'il s'attaque avec la radicalité qu'on lui connait au discours convenu qui caractérise la morale du désintérêt ou de l'altruisme. Radicalité n'est jamais un gros mot ni une manière de forcer le trait mais une attitude critique qui se tient à la racine des choses, au plus près des besoins qui irriguent le discours collectif et ses représentations ordinaires, le plus souvent à son insu.
La méthode philologique et généalogique dont use l'auteur d'Humain trop humain procède non pas du réel toujours évanescent, chaotique et branlant mais du texte de la parole, de ce support bien réel qui nourrit les discours que nous tenons pour évaluer, juger et condamner le cas échéant telle ou telle conduite. Et que dit ce texte de l'égoïsme sinon qu'on a affaire à une attitude foncièrement méprisable sur le terrain moral. Le terme fut créé, semble-t-il, par Louis de Jaucourt en 1755 pour la rédaction d'un article de l'Encyclopédie pour décrire ce que les moralistes du XVIIè (Pascal, La Rochefoucauld...) appelaient amour-propre à savoir la vanité, la suffisance, la présomption, la complaisance vis-à-vis de soi, bref, un vice, comme dit Littré, qui fait tout rapporter à soi. L'égoïsme cristallise plus encore que l'amour-propre l'orgueil de l'égo, la fatuité du moi dont Pascal dit dans les Pensées qu'il est haïssable.
Que l'égoïsme soit le fruit "d'un calcul réfléchi par l'individu au service de son seul intérêt" (Morfaux) ou "un ensemble de penchants ou d'instincts au service de sa propre conservation (Littré encore)", l'attitude ainsi décrite n'a pas bonne presse et s'oppose en tout point à l'idée d'une conduite sociable, mieux altruiste, apte à considérer son prochain non pas comme un simple moyen, comme un outil, mais comme une fin en soi devant être respecté. On sait combien le vieux Kant a cherché dans sa seconde critique à poser l'impératif catégorique afin de sauver la morale et avec elle l'idée de progrès. En indiquant un horizon possible et véritablement humain, l'homme s'arracherait enfin à "sa grossièreté primitive", à "ses penchants égoïstes", a sa "sauvagerie animale" grâce aux progrès lents mais bien réels de la raison. Voilà la matière première soumise au philologue, matière brute qui peut déjà se comprendre comme une interprétation de la réalité, comme l'expression de besoins que le discours entendu dissimule, bien à l'abri de l'impératif proclamé unanimement.
Que cache donc cette morale du désintérêt ?
Premier point : Toute pensée de l'ego, c'est-à-dire du sujet constitué repose sur une fiction métaphysique entretenue par les philosophes. Cette fiction culmine avec Descartes et l'affirmation du sujet pensant. En ce sens, la théorie altruiste critiquant l'égoïsme s'appuie précidément sur rien dès lors qu'on comprend que le moi n'a aucune existence. En revanche, elle n'exprime pas rien mais bien un besoin dont Nietzsche repère la nature. L'égoïsme permet d'unifier l'individu, de le penser comme une individualité autonome et indivisible. Dans les faits, il s'agit de fonder la morale sur l'unité psychologique du sujet et son autodétermination supposée. Or cette unité est fallacieuse car l'homme est un vivant travaillé par des pulsions multiples et divergentes qui ne font jamais "un". (cf §57 de la première partie d'Humain trop humain).
Second point : Le désintéressement cache sa motivation réelle : l'intensification de la force et du sentiment. "Et celui qui se sacrifie ? Que ne veut-il se sentir grandi, se sentir davantage !" (§ 220 Par delà bien et mal)Ce que ne dira jamais l'altruiste, c'est qu'il cherche à exalter une part de soi, à augmenter sa puissance, à se reconnaître en elle, à s'identifier à elle, en tenant à l'écart la part soumise pour reconstruire une unité fictive.
Troisième point : L'altruisme se présente comme moral mais dissimule l'affect qui le gouverne. La critique de l'égoïsme est un combat entre affects : "affect contre affect" comme le souligne Patrick Wotling dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie de l'esprit libre. La morale du sacrifice est expression de la cruauté et de la jouissance dans sa propre mutilation, dans l'effacement d'une part de soi. Nietzsche le note avec force dans Aurore (§215) : "en vérité, vous vous sacrifiez seulement en apparence car [...] par la pensée, vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux".
Quatrième point : L'altruisme a besoin de l'égoïsme pour faire fonctionner sa logique pulsionnelle : "les êtres d'amour et de sacrifice ont intérêt à la conservation des égoïstes incapables d'amour et de sacrifice" (Humain trop humain, §133). La jobardise de l'altruiste est donc entière car il puise sa valeur dans le besoin de trouver en face de lui des "égoïstes" qui servent ses véritables desseins.
Cinquième point : La morale du désintérêt est l'expression du grégarisme, d'un "instinct de troupeau" (Nietzsche) en ce qu'elle se veut universelle et impérative tout en sachant hypocritement que cette universalité est rigoureusement impossible (Kant). En ce sens, elle exprime un type de vie fatigué, ressentimenteux, masochiste et profondément intolérant pour tout autre type qui n'emprunterait pas la même voie.
La logique altruiste est donc par nature diabolique. Elle repose sur un dualisme ontologique qui prétend séparer le pur de l'impur, le bien du mal, le bon du mauvais, l'altruiste de l'égoïste. L'hypocrisie dont fait preuve cette morale décadente invite à un dépassement, à un renversement par lequel il devient possible avec Nietzsche de déployer un égoïsme sans égo (pour reprendre la formule de Wotling), un instinct dont l'absence de conscience peut garantir l'expression la plus vive dans les perspectives inouïes de création que la vie autorise. La "myopie" utile à l'art quant à ses sources fécondes, n'est possible que lorsque le devenir s'est affranchi des formes du passé et des tentations réactives. Alors l'égoïsme nietzschéen peut se comprendre comme la métaphore la plus haute d'une expression affirmative de la singularité ; tel est "le chef d'oeuvre d'égoïsme" dont parle l'auteur subversif d'Ecce homo, un conatus esthétique et sans cause, une expérience de la liberté aussi rare qu'incomprise, une jubilation d'esthète partagée par ceux qui ont le souci de faire vivre en vérité la part active de leur être.
Pour Philo-alètheia,
DK