De l'éthique machiavélienne (partie 1)
1 ) Entre morale et politique, le surgissement du tiers
Dans la représentation commune, Machiavel est l’homme du machiavélisme, celui qui, dans la pensée politique, soumet ouvertement la pratique à une logique absolue d’efficacité au mépris de toute dimension morale et dont le seul souci consiste à maintenir coûte que coûte le Prince au pouvoir. « Qui veut la fin veut les moyens », « la fin justifie les moyens », autant d’expressions pour qualifier ce qui ressemble à une insupportable inversion du rapport aux valeurs qui dominait jusque-là, du moins officiellement dans les discours et les théories censés s’occuper du bien commun ou de la chose publique.
De nombreux commentateurs et historiens de la philosophie ont réfléchi sur le rapport problématique que l’auteur du Prince construit avec la morale. Machiavel est-il vraiment machiavélique ? La question n’est peut-être pas bien posée car elle présuppose un ancrage dont on peut soupçonner la forte dimension normative initiale, le socle moral implicite qui ferait la valeur du discours et la légitimité de l’intervention politique. L’adjectif « machiavélique » est déjà une manière d’orienter la question à partir d’un référent moral servant de justification et de guide pour l’action. Si Machiavel dynamite effectivement ce référent, ce n’est pas pour le faire disparaître mais pour le disqualifier comme « miroir » de l’action et comme étalon indépassable et unique. Ce face à face (morale-politique) a vécu, a toujours mal vécu en vérité parce qu’il a toujours fait l’économie de la source de l’agir et de l’horizon indépassable de l’humain : la fugacité de l’existence et la mort.
S’il est une vérité de la pensée machiavélienne, c’est d’abord dans le dévoilement radical d’une dimension trop souvent inaperçue et pourtant déterminante, jouant le rôle de tiers et brisant le couple magiquement construit (morale et politique) sur le socle tranchant du Réel. La danse, la ronde ou le jeu politique comme on voudra, ne se joue pas à deux (l’action et la valeur) mais à trois. De même que la vie de « couple » se pense d’abord illusoirement dans une version fusionnelle, édulcorée et binaire (moi et toi, puis nous et les autres) avant que n’apparaisse le tiers toujours menaçant (la naissance de l’enfant, l’amant, la maîtresse, le deuil, la maladie, la toxicomanie, l’habitude etc.), la politique doit aussi se penser sur fond d’altérité radicale et de trahison pour viser l’efficacité requise et le bien commun. Telle est la révolution opérée par le penseur florentin. A l’illusion première d’un amour capable de se fonder soi-même, d’une fidélité pérenne proclamée a priori, nous opposerons l’inconstance du désir, les rencontres inattendues et la trahison potentielle qui ne demande qu’à s’actualiser. Telle est l’illusion d’un ordre stable fondé sur les valeurs (justice, égalité, fidélité…) et toujours menacé d’effondrement. C’est que si les hommes sont les jouets de leur désir et de leur caprice, il semble en être de même pour la nature toujours grouillante et menaçante.
Cruelle nature qui paraît trahir nos certitudes et défaire nos espérances! Trahir ? Comment le réel pourrait-il seulement trahir quoi que ce soit ? Le verbe est déjà de l’ordre de la « récupération morale », de cette pathologie de la civilisation – « la moraline » pour parler comme Nietzsche, de ce discours contrarié, fruit du ressentiment à l’égard des choses et des intentions humaines. Le réel ne trahit pas car il ne promet jamais rien.
Et c’est bien ce qui fait du jeu politique l’affaire la plus ridicule et la plus sérieuse à la fois parce qu’elle est à l’image de ce que le réel nous inflige, le dérisoire de la vie et la gravité de la mort. Combien de personnages politiques sont-ils morts autant symboliquement que réellement de ne pas avoir saisi la portée tragique de ce jeu ? Combien ont-ils entraîné leur Etat et des sociétés entières dans la destruction et le chaos ? C’est que pour accéder à cette décisive modalité du tiers, celle qui vient briser l’illusion première de la valeur immédiate du monde, il faut « faire retour aux choses mêmes » selon l’expression phénoménologique bien connue. Il est nécessaire de retrouver comme le dit Machiavel, la « vérité effective de la chose » sous le voile du mensonge adressé à tous et intériorisé sous l’impact de la coutume et du clan. Sans cette vérité fondamentale, nulle politique ne peut se constituer sérieusement ni perdurer sous la loi du réel.
Irruption, surgissement et fracas dans le cours des choses que l’on veut ordinaires, telle est la force implacable de ce que nous appelons le hasard, que Machiavel nomme ici « la fortune » et qui vient constituer un arrière-plan métaphysique essentiel.
Nous le devinons ici, notre auteur n’abandonne pas la politique à elle-même, il ne la conçoit pas de manière autocentrée, comme fait du seul arbitraire d’un Prince au pouvoir absolu et dont le référent ne serait que lui-même. Le tiers surgit dans la conscience du Prince comme conscience du pire, comme métaphysique tragique qui conditionne les limites de l’agir politique mais aussi ses potentialités. A partir d’une historicité du bien et du mal et du paradoxe des vertus, nous tenterons de penser le rapport entre l’arrière plan métaphysique (Fortuna) suggéré par Machiavel et les possibilités réelles d’action. Ainsi, pourront se dessiner paradoxalement les contours ou les soubassements de ce que nous appellerons une éthique machiavélienne, position exactement inversée à ce que pourrait être une politique machiavélique.
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DK