De l'éthique machiavélienne (partie 2)
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2) La guerre comme conscience du pire : une conversion à l’immanence
Nous savons combien le penseur florentin raisonne dans un siècle de guerres, de révoltes, d’alliances sournoises et de pactes liant les cités italiennes (principautés)à des Etats rivaux (France, Espagne, Suisse, Prusse) pour faire valoir une précaire hégémonie. L’instabilité et le désordre sont la règle. L’Italie riche économiquement et culturellement souffre politiquement de son incapacité à l’unité et fait l’objet de toutes les convoitises de la part des Etats voisins. Machiavel, chassé de Florence par les Médicis écrit le Prince (1513) en exil dans l’espoir déçu de revenir aux affaires.
Mais au-delà des contingences historiques se dessine dans l’œuvre l’enjeu principal, ce que doit viser toute action politique : la stabilité du pouvoir. Véritable penseur du négatif, Machiavel tire de l’expérience de la crise et de la précarité l’impératif politique majeur : la sécurité et la stabilité de l’Etat (qui n’existe pas encore en Italie).
Tout débute avec ce que nous avons appelé précédemment une conscience du pire. La guerre, c’est le pire. Mais le pire n’est jamais déclaré, il est rampant comme une infection qui contamine peu à peu des organes sains. Il est sous-jacent, tapi dans l’ombre et attend son heure. La véritable guerre est toujours là, non pas seulement dans les faits d’arme ou les conflits ouverts (c’est déjà trop tard) mais dans l’esprit tourmenté des hommes, dans les désirs de puissance et de conquête, dans la division qui est au cœur même de la psyché. La guerre est anthropologiquement enracinée. Elle est un fait de nature, une donnée quasi biologique. On comprend pourquoi le prince doit devenir un spécialiste de la guerre, de ses règles implicites et ne « s’appliquer qu’à cet art s’il ne veut pas précipiter sa ruine » (chap.XIV). C’est dans la préparation et la conversion de l’esprit à la véritable nature humaine que réside la conscience du pire sans laquelle aucune action politique efficace ne peut se déployer. Cette conversion fait voler en éclats les principes unificateurs de la morale structurés dans nos représentations sous la forme d’essences incorruptibles ou de valeurs autonomes. Ainsi, nous opposons a priori la guerre à la paix, deux réalités exclusives l’une de l’autre. Nous croyons volontiers qu’un Etat en paix est un Etat qui a fait disparaître la guerre. Pour Machiavel, il n’en est rien. La paix n’existe pas comme essence pas plus que la guerre aurait une nature particulière avec ses frontières. Il n’y a pas d’ontologie machiavélienne : il n’y a que des rapports de force et tout rapport de force signifie présence potentielle du pire et risque majeur pour la stabilité de l’Etat. La potentialité n’est pas ici une abstraction à laquelle il manquerait l’être. Elle est une puissance agissante qu’il faut identifier et circonscrire pour l’empêcher de trouver des modalités d’agrégation et de propagation dans le tissu social.
Faire la guerre à la guerre, tel est le principe premier de l’agir politique, telle est la condition active de la paix, une paix qui n’est au final qu’une émanation contenue, régulée des rapports de force qui secouent le corps social. Il n’y a donc plus de différence de nature entre guerre et paix et de façon générale entre vertus et vices, entre qualités et défauts. Tous s’imbriquent et se conditionnent mutuellement dans le jeu des motivations que le langage tente de recouvrir pour masquer la sauvagerie humaine.
La guerre n’est pas un facteur de civilisation comme l’affirmera Kant ou un moment de l’Histoire (Hegel) dans des formes subtiles de récupération idéologique. La guerre est une donnée naturelle, une question de survie obéissant à des logiques de pouvoir. En ce sens, la culture elle-même n’échappe pas à la violence de la guerre, elle en est le paradoxal prolongement dans des formes impérialistes et ethnocentriques qui font le triste et pathétique spectacle de l’histoire de l’humanité. Cette histoire est investie par la culture (elle en est l’émanation) et par l’esprit des hommes grâce à des mécanismes projectifs qui visent à moraliser les actions humaines c’est-à-dire à les placer sous l’œil d’une transcendance offrant et les justifications nécessaires à l’oubli et les critères propres à assurer la permanence du monde. A l’instabilité d’ici-bas, au chaos, la morale comme toutes les formes d’idéalisme opposent la stabilité de la transcendance comme régime imaginaire de la consolation. Mais pour Machiavel, la culture et les idées ne mettent pas fin à la violence. Elles l’encouragent plutôt et l’accomplissent de mille manières, souvent avec l’incroyable raffinement abstrait dont elles sont capables, quel que soit le domaine considéré. Dans les plus hautes hiérarchies sociales se glissent les violences les plus sournoises, les plus fines par ce qu’elles sont hautement symbolisées et irriguées par le régime des valeurs censées garantir l’action. On sait combien Machiavel critiquera les idéalistes (Platon), les utopistes (T. More) « qui n’étudient que la manière dont on devrait vivre au lieu de se pencher sur la manière dont on vit ». Ceux là enseignent « l’art de se ruiner plutôt que de se conserver » (chap.XV).
Ainsi, le « jeu de guerre » est-il étouffé sous le mirage des représentations, sous le label de la valeur qui lui attribue son essentielle signification. La transcendance (des valeurs mais aussi de dieu) n’a d’autre but que d’effacer de la conscience l’effroi qui saisit l’homme regardant l’homme dans sa nudité primordiale. Cela le prince doit le savoir et penser la valeur comme un moyen, comme une arme au service de l’équilibre politique. Il fera de la représentation une théorie, et même plus : une technique, un savoir faire, un art.
Que les hommes se contentent de leur mirage, c’est vraisemblable et il n’y a pas de raison de les blâmer pour cela. Par contre, l’agir politique ne saurait se passer de cette lucidité sans manquer à son devoir (la stabilité de l’Etat). Sur ce point, le réalisme du prince est total. Son intelligence s’élève au carré de l’intelligence ordinaire. Au mode d’action immédiat gouverné par l’impossible compromis entre le désir et la valeur, le penseur florentin oppose la techné : le savoir agir, un savoir dépoussiéré, sans illusion, un savoir à la radicalité entière irriguant l’action dans les moindres détails. La conscience du pire fait naître d’une part, une vérité que le commun s’empresse de recouvrir et d’autre part, une volonté d’agir déterminée par la finalité du politique: la stabilité de l’Etat.
Etre machiavélien procède ainsi d’un renversement de perspective, d’une radicale conversion à l’immanence, d’un retour à la nature des choses, d’une vision de la réalité humaine inscrite dans le réel, dépouillée des illusoires oripeaux de la culture. Sans opérer cette conversion, il est difficile de comprendre la portée de ce qu’on appelle le machiavélisme. Sommes-nous seulement capables de penser l’homme hors du champ saturé de la culture ? Pouvons-nous nous débarrasser de toutes nos idéologies, de toute vision progressiste de l’humain, nous défaire des référents moraux qui nous empoisonnent et entretiennent les illusions les plus tenaces? Le Kunisme (Cynisme) de Diogène n’est pas loin. C’est en déshabillant l’homme qu’on apprend à le connaître, c’est en le dépouillant de ses couches artificielles qu’on perçoit mieux sa nature trouble et inquiète et qu’on peut agir en vérité. Cela Machiavel l’accomplit sans détour. C’est pourquoi il séduit et terrorise tout à la fois. Mais une chose est sûre, c’est que l’art politique n’est jamais un renoncement opéré sous la révélation du pire mais au contraire un défi, le plus noble d’entre tous et le plus difficile, le plus exigeant en tout cas. N’est pas machiavélien qui veut.
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DK