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PHILO-ALETHEIA

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17 mai 2021

LA MANIA CHEZ LES GRECS

 

Pour saisir correctement la nature et le sens de la Mania chez les Grecs il faut écarter tout de suite le sens moderne de la "manie". En fait ce terme désigne dans le langage courant un comportement, une habitude, une gestuelle répétitive, ritualisée, rigide. "Il a la sale manie de roter après repas". On y verra légitimement un symptôme obsessionnel.

Dans la psychiatrie le terme de "manie" désigne un  état d'extrême agitation, d'exaltation, parfois violente, marquée par une désinhibition pulsionnelle : achats compulsifs, violence sexuelle, scandales publics etc La manie est le pendant exalté de la dépression, formant avec elle le couple bipolaire, ou la structure maniaco-dépressive.

La mania au contraire n'est pas qualifiée négativement, ou mieux encore, elle serait à l'origine de grands bienfaits en même temps que de grands maux : en elle-même ambigue, ambivalente, inspirant des crimes affreux, et des oeuvres sublimes.

Cette ambivalence est nettement dessinée dans "Les Bacchantes" d'Euripide. Revenant d'Asie, Dionysos apporte la fête, la musique, le chant. Toute la contrée s'embrase. Les femmes quittent leur logis, s'égaillent dans la campagne, dans les forêts profondes, et voici que coule le miel, le lait et le vin, et voici le tableau idyllique d'un retour à la nature, d'un ensauvagement général : le délire (mania) emporte les femmes dans la danse, et la nature entière semble délirer avec elles.

Mais un peu plus tard tout bascule dans l'horreur. Dionysos, "le dieu le plus doux et le plus terrible", s'estimant offensé par Penthée, le roi de la cité, qui veut lui interdire le séjour, machinera une épouvantable vengeance : il déguise le roi en femme, et l'envoie, à demi inconscient, rejoindre les Bacchantes dans la forêt. Ivres, délirantes, exaltées, elles déchirent à pleines mains des brebis, des vaches, des taureaux (!), emportées dans une frénésie incontrôlable, et les dévorent tout crus (omophagie). Penthée, qui malencontreusement vient à paraître, sera mis en pièces, décapité - par sa propre mère, qui dans son délire croyait avoir affaire à un lion.

Il faut prendre les deux aspects, le paradisiaque et le démoniaque, ensemble, d'un même mouvement, et dire, comme ferait Héraclite : jubilation et terreur, un seul et le même.

En somme la mania serait : délire, exaltation, ivresse, possession par le dieu - ce qui correspond exactement, littéralement, à l'"enthousiasme", "en" "thou" : le dieu dedans. Le comportement extraordinaire des Bacchantes ne relève pas de la psychologie personnelle, mais de l'action du dieu qui s'est emparé de leur âme, et auquel elles se sont abandonnées dans l'extase.

On retrouvera quelque chose de cette étrange (étrange pour nous, non pour les Grecs) conception chez Platon, qui témoigne d'une très ancienne tradition en soutenant dans le Phèdre que c'est de la mania, et non de la pure raison, que procèdent les plus hautes manifestations de la culture. Il distingue quatre formes :

la mania des devins, qui voient l'avenir grâce à la possession divine. On songe à la Pythie et aux Sibylles, mais aussi à Calchas et à Tirésias.

la mania des sacrifices et purgations dans les cérémonies religieuses. Sans doute aussi aux rites orphiques, et autres tradition occultes.

la mania poétique : l'"inspiration" du dieu ou de la Muse sont nécessaires au poète. Nul ne saurait poétiser avec sa seule raison.

la mania érotique : l'amour éleverait l'âme vers le Beau (voir le Banquet)

Platon insiste à chaque fois : la supériorité de la mania sur la raison est due à l'action divine. On pourrait dire que la mania est une sorte de liaison entre l'homme et le dieu, l'humain et le divin.

 

Pour nous, Modernes, que peuvent représenter ces conceptions et ces pratiques, hormis la curiosité historique ? J'y vois quant à moi, une profonde leçon : la lumière, chez l'homme, ne va pas sans les ombres. Les Anciens ont su reconnaître le côté obscur de la psyché et en tracer la figure sombre, dans la tragédie notamment, en créant des types d'une vérité éternelle (Oedipe, Héraklès, Ajax, Clytemnestre, Médée etc). Saisis par la mania, au sens propre ils dé-lirent (sortent de l'ornière) et tracent un chemin d'errance où ils finissent par se perdre, et les perdant nous nous perdons avec eux. 

Pour Aletheia : guy karl

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30 septembre 2017

Groddeck : théorie du ça

 

Si l'on considère, avec Groddeck, que la vie, comme la mort, sont des expressions du ça éternel et immanent, on en déduira nécessairement quelques propositions remarquables :

La distinction traditionnelle du corps et de la psyché s'estompe : corps et psyché sont indissociables, étant ensemble et indistinctement des manifestations de l'énergie formatrice du ça. Il en résulte une approche médicale tout à fait nouvelle : considérer l'entièreté du patient, son mode d'être et de paraître comme une unité expressive. Affections physiologiques et psychiques relèvent d'une approche symptomatologique globale qui se refuse à opposer les deux versants : la maladie urinaire, par exemple, sera considérée comme un symptôme autant psychique que biologique. De quoi cette affection est-elle l'expression, voilà quelle sera la question du praticien. 

Le moi cesse d'être compris comme une unité substantielle, permanente et autosuffisante. Il est agi par le ça, lequel immerge et prolonge le présent dans un passé transpersonnel, à travers le passé des parents, et au delà, vers les générations précédentes. Le ça est à la fois personnel, puisqu'il agit l'individu et modèle son existence, et transpersonnel, puisqu'il s'étend dans l'immensité du passé, et continuera d'agir dans le présent et le futur. (Jung parlait du "temps immense" - idée assez proche de la nôtre).

Le ça manifeste une remarquable continuité temporelle à travers les âges. Plus radicalement, il Est la réalité, dont tous les modes temporels transitoires ne sont que l'expression momentanée, éphémère et mortelle. Idée qu'on peut rapprocher de l'Apeiron d'Anaximandre, le fond illimité dont procèdent les choses et à quoi elles retournent, selon l'ordre du temps.

Vie et mort, que nous opposons comme deux contraires absolus, perdent également leur tranchant, car elles sont, l'une et l'autre, des modalités de la vie universelle. Le ça fait naître et fait mourir, il n'y a pas d'exception à cette loi, laquelle commande souverainement l'ordre cosmique. Ici encore nous pouvons remarquer une profonde analogie avec la pensée d'Héraclite : vie-mort, comme on dira hiver-été,ou satiété-faim, indissociables, unité des contraires.

Le temps, de même, est susceptible d'un traitement théorique nouveau. Si pour le moi, et la société, le temps est irréversible, rien de tel dans le ça qui mélange les époques, fait revenir des périodes, les engloutit et les ressuscite, mêlant le passé, le futur et le présent, comme on voit dans les rêves, les symptomes, les crises politiques : temps multiforme, plié et déplié, réversible et imprévisible. Le sujet, façonné par la culture, conditionné au temps social irréversible, dans sa vie intime expérimente un singulier non-temps, ou un temps disfracté dont il ne sait que faire, et qui le déroute, sauf à se familiariser avec les inventions saugrenues et poétiques de l'inconscient.

Enfin, que valent nos oppositions entre homme et femme ? Bien sûr il y a la différence des sexes anatomiques, mais l'élément féminin et l'élément masculin sont présents depuis toujours, cohabitent dans la psyché, exigent des satisfactions correspondantes, au grand dam de la morale commune et des conventions sociales, qui creusent les différences jusqu'à l'absurde, condamnant bien des gens à la névrose. Là encore on pourrait dire, à la manière héraclitéenne : le dieu est homme-femme, ou, à la chinoise : le Tao est yin-yang. Pour un homme retrouver sa part féminine est une mesure de salut, comme l'attestent les artistes, ces explorateurs de l'âme.

On le voit, la conception groddeckienne dépasse largement le cadre d'une réflexion thérapeutique pour s'élever vers les cimes de la métaphysiques, ou, plus jutement, pour plonger dans les abîmes insondables du fondement absolu. Il se réfère souvent à Goethe, dont il reçut une impulsion décisive, lequel avait créé le terme de Dieu-Nature (GottNatur) après sa lecture de Spinoza. Il est vrai que le ça de Groddeck charrie des éléments de la Substance de Spinoza : éternité, puissance, expressivité, onmicontenance. Mais aussi, il retrouve des éléments de la plus ancienne philosophie grecque, comme j'ai pris le soin de le noter : Anaximandre (l'Apeiron) Héraclite (l'unité des contaires) Empédocle (vie et mort, amour et haine). Pour moi Groddeck est le fin continuateur de la pensée de l'origine, avec, en prime, de précieuses indications thérapeutiques, lesquelles n'ont pas été entendues suffisamment, et qui pourraient peut-être nous permettre de sortir des impasses actuelles de la psychanalyse.

21 mars 2017

voir et savoir

"En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes mais de capter des forces"(G.Deleuze, Francis Bacon,logique de la sensation". Le voir  n'est pas ce qui est fini,achevé, plein, mais au contraire, serait alors toujours inabouti, recréation perpétuelle et l'art fait passer dans l'oeuvre "des formes non décachetées" comme le dit Rilke au sujet de Rodin. Mais ce mouvement de va-et- vient entre visible et invisible est-il  immédiat,spontané ou soumis à conditions ?  Peut-il advenir sans un inachèvement de celui qui voit car si la vision naît à l'occasion de ce qu'est le corps, elle ne peut être que cheminement, mouvement vers ,dévoilement de ce qui n'est pas là, d'un invisible qui le restera à certains.

Je ne vois que ce que je suis ,ma vision n'est que ma subjectivité et c'est de cela que dépend l'avènement d'un savoir ou pas , transformation du voir en regard. Le savoir n'est pas ici à entendre comme une somme de connaissances mais comme une re-connaissance, reconnaissance dans d'autres subjectivités de cette même acceptation du manque, de cet inachèvement impossible à combler, ouvrant alors sur la possibilité d'un monde commun, partagé,  induisant  la discussion puiqu'il n'y a pas de monde réel, fixe ,immuable mais des interprétations toujours renouvelées.

Voir et savoir seraient alors un même mouvement,un même moment de présence, la respiration, le souffle, le voir étant l'inspiration, le savoir l'expiration,désignation d'une ouverture, d'une force centrifuge et non plus centripète.Le problème n'est-il pas alors éthique?

Comment permettre ce" voir," comment apprendre à regarder au-delà de ce qui nous est donné à voir? Ne faudrait-il pas envisager l'importance d'une éducation avec l'art ,tant dans le voir  que dans une pratique, encouragement à la créativité de chaque individu, mise en mouvement de cette force centrifuge?

24 octobre 2016

La souffrance est-elle absurde ? Quatre interventions

Vous trouverez quatre contributions:

1) Présentation du sujet : du sentiment de l'absurde à l'éthique de la souffrance par Didier Karl

2) Souffrance et altérité par Véronique Barrail

3) Valeur de la souffrance par Guy Karl

4) Un regard clinico-philosophique par Philippe Marchat

 

 

1) Présentation du sujet

  La question interroge d’emblée la signification d’une expérience, son sens et avec lui son orientation possible, sa direction et sa finalité. L’absurde apparaît lorsque toute signification est vacante comme si en lieu et place d’une possible compréhension, l’expérience renvoyait la conscience à une forme de surdité fondamentale, à un silence que ni la plainte ni la supplique du souffrant ne viendraient dissiper. Ab-surdus, de sourd. Faut-il entendre par là une surdité de la réalité de la souffrance (elle n'aurait rien à nous dire) ou la surdité de l’homme par rapport à ce que vers quoi cette expérience pourrait faire signe ?

 I)        Caractère spontanément subjectif du sentiment d’absurdité.

 D’abord parce que la souffrance est une expérience passive, subie, indésirable comme le rappelle la double étymologie latine et grecque (sub-ferre, supporter, subir, patior, patir, endurer tel le patient contraint de supporter son mal) ; pathein, pathos pathologie, la maladie. Le sentiment d’absurdité se manifesterait ici par l’impuissance du sujet souffrant que la compréhension de sa maladie ne fait pas disparaître immédiatement. Ce n’est pas parce que je sais de quoi je souffre que mon mal se dissipe pour autant.

 Ensuite, parce que la souffrance se caractérise d’emblée par son inutilité. En quoi le déplaisir et la douleur pourraient-ils servir à quelque chose sinon à plonger le sujet dans un marasme qui n’est pas directement un moyen pour autre chose.

 A cela s’ajoute cette difficile impression d’injustice car la souffrance frappe mais de manière apparemment incompréhensible et sans raison justifiable. Qu’on pense à la souffrance des enfants, à la misère et aux maladies qui accablent certaines populations et pas d’autres plus à l’abri.

 Enfin, c’est aussi le problème du corps hostile qui surgit à la conscience lorsqu’on souffre et qu’une douleur emporte l’esprit de l’homme dans sa fureur apparemment illimitée. Cet « hybris » de la souffrance, cette illimitation est sans mesure, sans règle apparente, sans raison manifeste au point qu’elle ne peut être perçue immédiatement que comme l’expérience irrationnelle par excellence et ce d’autant que les « messages » envoyés par le corps sont tout sauf cohérents. Des chocs sans risque vital peuvent être terriblement envahissants alors que certaines maladies progressent subrepticement, insidieusement et annoncer le plus grand péril pour la vie elle-même. Il y a donc possiblement disproportion entre le signal et la réalité pathologique à l’image du cancer qui travaille en sourdine jusqu'à ce que les symptômes adressent au malade les signes de sa fin prochaine.

 II)         Objectivation et rationalisation de la souffrance ?

 L’entreprise médicale et scientifique n’a de cesse de chercher les causes des manifestations pathologiques dans une étiologie qui pose ce principe de causalité à l’œuvre dans les phénomènes physiologiques et psychologiques. Pour cela, il faut procéder des symptômes pour déterminer les éléments sous-jacents qui contribuent à l’apparition du mal. Ici, la souffrance du sujet avec son expression deviennent des informations susceptibles de révéler un désordre intérieur.

 De ce point de vue, l’entreprise analytique introduit la même idée d’un déterminisme psychique dont la causalité inconsciente reste masquée tant que le sujet ne se confronte pas à son impensé comme à ce qui constitue son « refoulé ». Cela permet de pointer l’existence de souffrances inconscientes qui parlent mais que le sujet n’entend peut-être pas, sourd à ces « déterminations intérieures ».

 Plus généralement pourra-t-on faire remarquer que si la santé, comme le note Cioran est le grand silence des organes, je découvre dans la douleur l’existence d’une réalité organique inapparente. Comment savoir qu’on a un estomac, un tube digestif ou des poumons tant qu’aucun dysfonctionnement ne perce la surface ?  La douleur vécue ne fait-elle pas signe vers le réel du corps dans sa composante organique, dans sa fragilité constitutive ?

 Enfin, la souffrance apparaît comme un phénomène adaptatif contraignant l’organisme à de nouveaux réagencements. L’analyse de Canguilhem peut- être ici convoquée pour rappeler  que le normal est la faculté de l’organisme de s’adapter aux éléments pathogènes par l’intermédiaire d’une crise qui n’est jamais un moment de plaisir. « La santé, écrit-il, est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. » La maladie devient ici un mal nécessaire, une épreuve contraignant le sujet à une réorganisation de sa structure.

 III)       Ethique de la souffrance

 L’étude se poursuit en rappelant avec Schopenhauer combien c’est la souffrance qui constitue le fond de toute conscience philosophique, à la racine même de toute impulsion métaphysique : "si notre vie était définie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe et pourquoi il a précisément telle nature particulière."

 C’est peut-être moins la souffrance en tant que telle qui est absurde que les conditions réelles de la vie qui nous poussent à interroger notre situation fondamentale dans la nature et notre condition de vivant condamné à la mort et à l’oubli. De sorte que si la souffrance relève, par certains côtés seulement du pouvoir médical, elle fait signe vers les fondements ignorés de la subjectivité qui impliquent chacun dans son existence même.

 Un texte de Nietzsche est ici convoqué (§215 de Par delà bien et mal) pour opérer une distinction majeure entre « petite et grande souffrance », entre les mécanismes de division qui enferment le sujet dans l’absurdité du samsara, de la pulsion de répétition et du ressentiment et l’autre, « la culture de la souffrance, c’est-à-dire la grande souffrance » par où le rapport au réel devient pensable pour le sujet dans un acte de spiritualisation de ses pulsions, l’envers du dolorisme en d’autres termes dont le christianisme est le parangon souffreteux et moralisateur.

 Notons que ce sont les deuils (dol, la douleur) successifs qui viennent trouer la surface de la représentation et l’imaginaire pour rendre possible un rapport restructuré à l’altérité. C’est là que l’entreprise de création devient possible sous la forme artistique comme sous la forme du questionnement philosophique le plus fécond. Ainsi, la grande souffrance ne se mesure plus à la gravité médicale d’un diagnostic objectivant mais aux trous accueillis par le sujet dans les plis de sa représentation, trous qui indiquent la faille fondamentale (les « situations-limites » selon Jaspers) par où la souffrance devient une cause qui place le sujet devant l’énigme de sa propre vie et de son désir de vivre. Cette tension se trouve au plus près du risque de l’effondrement et de la percée du réel, y compris à travers des expériences qui pourraient paraître anodines pour autrui.

 Une ligne de partage distingue alors des types de vie, types affirmatifs selon lesquels la puissance du sujet est mobilisée pour passer du passif à l’actif par une impulsion dont les ressorts demeurent mystérieux (ce que Spinoza a tenté d’analyser dans l’Ethique), types réactifs dans lesquels l’absurde est converti en jouissance sado-masochiste, perverse et ressentimenteuse à l’égard de tous ceux qui tentent d’affirmer leur puissance vitale.

C'est bien ainsi que nous lirons la fin du texte de Nietzsche : "Il est des problèmes plus élevés que ceux du plaisir, de la souffrance et de la pitié et toute philosophie qui s'arrête-là est une naïveté."

Si la souffrance est cause, elle n'est pas un but en soi mais une mise à l'épreuve de sa tonicité singulière et de ses forces propres. C'est là, dans la conversion du passif en actif que débute l'entreprise philosophique de création.

Dans ce contexte la question de l’absurdité de la souffrance ne cède-t-elle pas la place à la question du désir de vivre et dont la signification serait l’énigme par excellence, signification à laquelle le sujet humain doit trouver une réponse pour lui-même ? C'est là un enjeu éthique et existentiel qui ne se résorbe plus dans aucune expertise, ni aucun savoir constitué mais qui interroge les ressources profondes de la subjectivité face à l'insignifiance de notre sitiation dans le grand tout. 

Pour Alètheia, Didier Karl

 

2) Souffrance et altérité

 Sur l'absurdité de la souffrance 

 En elle-même, elle n'a pas de sens, ce qui ne signifie pas que celui ou celle qui souffre ne peut pas (ou ne doit pas) chercher à lui en donner un. C'est alors ne pas y consentir et lutter pour en faire advenir quelque chose. Peut-être peut-on alors parler de création, création d'un sens, émergence de la puissance du sujet, expérience du mouvement, de la transformation et d'une possible libération?

 L'enjeu semble essentiel : ne pas consentir à sa souffrance tout en ne la fuyant pas (tout au contraire), n'est-ce pas refuser d'être enfermé en soi ? C'est alors la question de l'altérité qui se joue, d'une possible rencontre avec l'autre car ne lui demandant plus de venir combler notre propre béance (et donc de prendre en charge notre souffrance).

 Du coup, la question n'est plus celle de sa propre souffrance mais celle des autres : comment envisager une authentique intersubjectivité qui permettrait à chacun de prendre à son compte sa propre souffrance, de ne pas s'en décharger sur les autres sans entreprendre d'agir, de ne pas la nier en s'oubliant dans des plaisirs faciles, illusoires et régressifs (ou des "recettes" tout aussi illusoires) afin qu'il renonce un tant soit peu à son insularité pour s'ouvrir à l'altérité ?

Véronique Barrail pour Philo-Alètheia

 

3) Sur la valeur de la souffrance

 

 A la suite de la dernière soirée du groupe ALETHEIA consacrée à la question : « la souffrance est-elle absurde » je voudrais pointer quelques éléments directement inspirés par la pensée de Bouddha, qui me semblent toujours actuels.

Toute la réflexion de Bouddha tourne autour de la question de la souffrance, qui lui apparaît comme le déterminant cardinal de la condition humaine, voire de tous les êtres sensibles. Il refuse de raisonner en spéculatif, mais examine les faits en diagnosticien, en thérapeute. Cette réflexion se divise en quatre points reliés entre eux :

Nature de la souffrance

Origine de la souffrance

Cessation de la souffrance

Moyens pour atteindre la cessation de la souffrance.

L’ensemble constitue les Quatre Vérités Nobles. Si la souffrance est un déplaisir, parfois intense, voire insupportable, elle possède aussi une noblesse, en ce qu’elle marque l’activité de la conscience, et à ce titre mérite attention, considération : elle est le prélude indispensable à une évolution qui doit nous mener de la répétition stérile (le samsara) à un éveil de l’intelligence.

La souffrance apparait d’abord comme liée de nature à l’exercice de la vie : naître est souffrance, maladie est souffrance, mort est souffrance. Puis il y a les souffrances du désir : attachement, quête, espoir, crainte, séparation et deuil. Puis les souffrances du moi : souffrance liées à l’attachement au corps, aux sensations agréables, au culte du plaisir, aux perceptions, aux représentations, aux imaginations, aux fantasmes, aux constructions mentales. En un mot la souffrance est causée par l’attachement pathologique aux objets et au moi.

De naissance nous y sommes tous, peu ou prou. Toute la vie peut se passer sans que cet attachement ne se relâche, se relançant tout au contraire d’instant en instant, variant les formes sans varier sur le fond, ce qu’exprime l’image terrifiante du samsara, cette course éperdue dans un filet qui jamais ne se relâche ni ne se découd : éternel retour du même dans des formes qui n’ont que l’apparence du changement. Freud dirait : compulsion de répétition, pulsion de mort.

La question thérapeutique, depuis la plus haute antiquité, est toujours et encore : comment sortir du cercle de la souffrance – précisons bien que nous parlons ici non des douleurs physiques, infectieuses ou lésionnelles qui relèvent d’une autre approche – mais de cette souffrance spécifique du désir, de l’attachement passionnel, du désespoir, du dégoût et autres faits semblables qui tous témoignent d’un mal de vivre, de la question du sens et du non-sens, oui, comment sortir du samsâra ?

Repoussant tout recours illusoire à quelque divinité, culte ou magie Bouddha enseigne la lucidité : « soyez à vous-même votre propre lampe ». Qu’est-ce à dire ? Observation des faits psychiques, des entraînements passionnels, des habitudes, des mécanismes de répétition, des comportements, des rêves etc, tout ce vaste matériau disponible à chacun, immédiatement accessible. Nous modernes nous savons un peu mieux la part de l’inconscient dans cette affaire, et nous ajouterons volontiers l’observation des processus inconscients, dont Bouddha avait eu une subtile prescience, mais qu’il ne pouvait encore formuler de manière satisfaisante. Peut-être faut-il se faire aider, mais sachant qu’il serait désastreux de tomber sous la coupe d’un maître. Quel bénéfice y aurait-il à nier sa propre souffrance, avec ce qu’elle comporte de singulier et de fécond, pour gagner une certitude à bon compte qui ajouterait une nouvelle aliénation à l’ancienne ?

Pour revenir au sujet de l’autre soir, est absurde une souffrance qui ne sert à rien, qui piétine, se répète, n’engendre nulle question, nulle démarche de connaissance, nul profit ni pour soi ni pour autrui. Est « noble » la souffrance qui nous éveille, comme elle fit pour Siddharta Gautama, qui, découvrant la vieillesse, la maladie, la mort n’eut de cesse qu’il ne comprît la nature, l’origine, la cessation, et le moyen de la cessation, et ce faisant devint Bouddha.

Pour Philo-Alètheia, Guy Karl

 

 

4) Un regard clinico-philosophique

D’où je parle

 

Mon propos n’est pas de parler, sur cette question, en tant que médecin, encore moins de dire ce que, selon moi, la médecine aurait à en dire.

 

Je vais tenter d’apporter ma contribution philosophique, tenter de penser sur ce sujet, à partir des données que mon activité professionnelle journalière me permet de recueillir. Je réponds donc, philosophiquement, à partir de mon regard et de mon écoute médicale.

 

Un cabinet médical est un lieu où convergent des sujets qui viennent avec des maladies, maladies avec et sans souffrance, (il y en a, par exemple, le diabète qui, souvent, ne perturbe pas le moins du monde le « diabétique »), des souffrances non pathologique ou « pathologiques ». Je met, ici, des guillemets, car le départage (qui est loin de s’imposer toujours) se fait, souvent, davantage au travers de l’intensité de la souffrance et de son retentissement sur le sujet que de façon « objective ».

 

            C’est un formidable lieu d’observation, d’écoute de ce que les sujets vivent et montrent, au delà du discours, de ce qui se joue pour eux. On y observe, aussi, au fil des consultations successives, des semaines, des mois et, souvent, des années, comment le patient vit sa souffrance, ce qu’il en fait ou non,  ce qu’elle lui « fait », comment il évolue, vit, change ou ne change pas, comment, surtout, il vit tout cela.

 

Face à la souffrance, quelles sont les premières questions que le sujet souffrant pose ?

 

            Généralement, il s’agit de « qu’est-ce ? A quoi est-ce du ? C’est grave ? Qu’est ce qu’il faut faire ? ». La question du sens n’est donc, quasiment jamais présente au temps inaugural (et bien que le sujet ait déjà eu tout loisir de se poser des questions car il n’arrive pas, généralement, sauf urgence grave, immédiatement après la survenue de son problème).

 

Comment évoluent les choses ensuite

 

            Soit le problème était aigu, la maladie ou la souffrance passagère, et, en général, quasi tout le temps, le sujet repart dans le courant de sa vie, inchangé.

 

            Soit le problème est plus sévère, ou, sans être sévère est plus tenace, ne « lâchant » pas le sujet si facilement. Dans ce cas, on observe, ou non,  des « effets » sur le sujet. Sur sa « gestion » des choses, comment il fait avec.

 

            Il me semble que ce qui est le plus déterminant, ici, est la « dynamique vitale », le « rapport vital » fondamental du sujet face à la vie, la dynamique qui le porte et selon laquelle il vit.

 

            En fait, deux grands types de sujets se rencontrent, ceux portés par une dynamique vitale, positive, auto-stimulante et ouverte et ceux portés par une dynamique vitale négative, auto-inhibante et fermée.

 

a) Dynamique vitale positive, auto-stimulante et ouverte :

 

Ce sont des sujets qui portent, fondamentalement, un regard positif sur la vie, trouvent dans ce qu’ils rencontrent, bon ou mauvais, des occasions de rebondir, d’apprendre,  de découvrir et se découvrir, etc. Enfin, ils sont ouverts sur le monde et les autres, ouvert sur l’imprévu et ceux que la vie offre et propose.

 

b) Dynamique vitale négative, auto-inhibante et fermée :

 

Ce sont des sujets qui portent, un regard négatif sur la vie, trouvent dans ce qu’ils rencontrent, bon ou mauvais, des occasions de renforcer leur regard négatif (le bon n’est jamais suffisamment ou totalement bon), y perdent du gout à vivre, et ont tendance à se refermer sur eux mêmes et se couper du monde et des autres.

 

            Voyons comment ces deux dynamiques peuvent nous éclairer par rapport aux situations types rencontrées :

 

            En cas de maladies très graves, mettant en jeu le pronostic vital et débouchant sur des traitements très lourds, il n’est pas rare, assez fréquent même, que les sujets se posent la question du sens de ce qui leur arrive, de qu’ils sont contraints de traverser et du cours qu’ils entendent, désormais, à leur vie. La maladie est, alors, l’occasion d’examiner la vie vécue jusque là. Et des changements s’opèrent, ou non. Qui durent ou non. Qu’observe-t-on ?

 

Le plus fréquent, et de loin, est que les sujets continuent leur vie de la même manière qu’avant, sans grand changement, ni observable de l’extérieur, ni « interne ». Ils ne font part d’aucune considération sur leur vie, d’aucun changement majeur dans leur approche du monde, des autres et de leur vie. Ils restent dans leur dynamique antérieure.

 

D’autres, expriment une prise de conscience, que quelque chose n’allait pas dans leur vie, ou  en eux, ou entre eux et les autres, etc. Et ils changent … en apparence un certain temps et redeviennent comme avant. Ce que je décris là n’est pas mon interprétation de ce qu’ils vivent. Bien sur, je le vois et le constate de ma « place », « objectivement » disons, mais cette succession, prise de conscience-changement transitoire-retour au même, eux mêmes le constatent et l’expriment. Souvent, sous le signe d’une certaine déception d’eux mêmes ou d’une espèce de « fatalité ». « Oui, au début, j’ai pris les choses plus légèrement, j’ai vécu différemment puis, peu  à peu, tout est redevenu comme avant ». Leur dynamique vitale, plutôt du type négatif-auto-inhibant-fermé, ne semble pas les laisser durablement changer d’orientation de leur vie. Après mise en route d’un nouveau rapport, le sujet retombe, peu à peu, dans l‘ornière passée.

 

D’autres « changent » vraiment. Durablement. Mais ils ne changent pas de dynamique, car ils sont, très généralement, portés par une dynamique vitale positive-auto-stimulante et ouverte. Et s’ils changent, c’est parce que la rencontre de la maladie et/ou souffrance a été l’occasion de s’interroger sur leur vie, de réorganiser leur priorité, leurs aspirations, leurs désirs, valeurs, etc. Toutes choses que leur dynamique vitale était disposée à « utiliser » et mettre en œuvre, sans réticence aucune.

 

Ici, on peut, parfois, déceler une problématique du sens. Mais la question que le sujet se pose est, le plus souvent, moins de savoir si la souffrance a un sens que celle, à l’occasion de la rencontre de la maladie ou de la souffrance, du sens, de l’orientation qu’il veut privilégier pour le reste de sa vie.

 

En va-t-il autrement de la souffrance « existentielle » ?

 

            Celle-ci se rencontre, très fréquemment, dans un cabinet médical. Tous ceux qui vivent cette expérience (tout le monde, en fait, à un moment ou l’autre de sa vie, pour une période plus ou moins longue, ou continuellement) ne vont pas consulter de médecins, conscients qu’ils sont qu’il ne s’agit pas d’une maladie. Mais beaucoup, qui viennent chez le médecin, pour « autre chose » l’évoque, en passant, au détour d’une phrase. Si ces sujets rencontrent une écoute attentive et respectueuse de la part du  médecin, s’ils le sentent moins soucieux de proposer une « intervention » médicale que de les écouter et accompagner, il est très fréquent, alors, que le sujet s’en entretienne très durablement avec le médecin qui devient, ainsi, le témoin du devenir et de l’intégration vitale de cette souffrance au fil du temps.

 

            Ici, aussi, on peut faire le même constat. Les deux dynamiques vitales fondamentales se retrouvent. Face à cette souffrance « existentielle », certains confortent leur vision négative d’eux mêmes, des autres et de la vie. Ils se referment sur leur souffrance, ce qui rend encore plus difficile leur vie au jour le jour.

 

            L’autre type se caractérise par sa capacité à intégrer cette souffrance, à « prendre de la boue et en faire de l’or », pour paraphraser Baudelaire. A s’ouvrir davantage et trouver dans leur souffrance, et pour autant sans masochisme aucun, un « carburant », un « nutriment » pour vivre « plus » et « mieux ».

 

D’où viennent ces dynamiques vitales fondamentales ?

 

            Elles sont inconnaissables dans leur détail et leur « structure » propre. Y entrent, sans doute, la génétique (mais à génome strictement identique, les interactions permanentes qui font la vie activent et désactivent certains gênes, ce qui fait que la configuration génétique « opérationnelle » peut prendre des formes très variées et imprévisibles, qui s’organisent au fur et à mesure, on est donc très loin de tout déterminisme génétique), de la biologie, hormones, neurologie, de l’émotionnel, de l’histoire familial et ses influences, du psychique, du social, du culturel, de l’imaginaire, du symbolique, etc.

 

            Elles ne peuvent donc que se constater. Mais si elles sont toujours singulières chez un sujet, elles s’inscrivent malgré tout selon deux orientations opposées. On remarquera que la question du sens en tant que direction, qu’orientation, que vecteur aussi, apparaît ici.

 

            Si la santé est, effectivement, « le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever », la dynamique vitale positive, auto-stimulante et ouverte apparaît comme celle qui peut s’offrir le luxe de souffrir et de s’en nourrir. Ce qui me semble converger vers l’idée de « grande santé » de Nietzsche.

 

Et la question du sens dans tout cela ?   Et l’inconscient ?

 

            On a peu rencontré la question du sens jusqu’ici. Tout simplement car elle est peu pertinente.  Plutôt, sa pertinence est très réduite. Ce qui prédomine, c’est la dynamique vitale du sujet. Voyons ce que Jung et la psychanalyse freudo-lacanienne peuvent apporter à la question.

 

            Jung : il apparaît que la question du sens n’est, en fait, importante que pour une catégorie de sujet. Pour expliciter les choses, je ferai référence à la typologie de Jung concernant les êtres humains. Ils décrivaient seize types, en combinant, divers éléments. Pour simplifier, je ne ferai référence qu’à l’intervention des quatre fonctions psychologiques de base qu’il décrivait. Pensée, intuition, sentiment et sensation. Détailler ceci n’est pas le sujet.

 

            Disons, en gros, je simplifie beaucoup, que face au monde, et pour y vivre, les individus privilégient, en général, une fonction principale. C’est leur accès privilégié au monde et leur outil principal pour s’y repérer. Donc pour faire simple : concernant les sujets de type « pensée », dont la fonction de repérage dans la vie est la réflexion et la compréhension des choses, la question du sens se pose, face à la souffrance, bien évidemment, et fortement puisqu’elle se pose, pour eux, à propos de tout : travail, famille, amour, vie en général, etc. 

 

Pour ces sujet, la dynamique vitale se nourrit, a besoin de trouver un sens aux choses. Donc le sens y est convoqué, pour continuer d’alimenter le flux d’énergie de vie.

 

Pour les trois autres types, cette question ne se pose tout simplement pas ou n’a guère de prise, ni de sens d’ailleurs. A leurs yeux

 

Examinons, maintenant, en quoi la psychanalyse peut nous aider. On pourrait penser que c’est, ici, la détermination progressive d’un sens, ou de multiples et successives significations mises au jour, qui est le meilleur agent de « cure » analytique. Certes, mais le rôle de la dynamique vitale reste fondamental.

 

En effet, après un long temps d’analyse, l’analysant (venu pour quelque souffrance, généralement importante, vu l’investissement, à tous les sens du terme, que représente l’analyse) se retrouve face à une épreuve. Je renvoie le lecteur désireux d’approfondir la chose à, par exemple, « L’hystérie, l’enfant magnifique de la psychanalyse » de J.D Nasio qui décrit cela de façon précise, concise et (relativement) simple.

 

Cette épreuve est celle de « la traversée de l’angoisse de castration ». Pour faire bref, de traverser ce qu’il n’a jamais réussi à traverser et qui est, d’une certaine façon, à l’origine de sa souffrance. Cette épreuve, consiste à « traverser l’angoisse », pour, disons, (et la métaphore qui suit est de moi) enfin pourvoir poursuivre le chemin, comme si l’on traversait une rive et pouvait, de ce fait, aller explorer un autre territoire. Cette épreuve est terriblement angoissante (ce pourquoi cela n’a jamais été fait auparavant) car elle consiste à  « être traversé par l’angoisse ».

 

Or qu’observent face à cela les psychanalystes (car il s’agit d’observation clinique tout autant que de théorie). Ici, le psychanalyste ne peut rien faire. Il ne peut que se tenir à côté de l’analysant, le laisser seul face à  son épreuve (qui ne durera pas qu’une séance mais des jours ou des semaines, des mois). Face à cette épreuve, l’analysant traversera ou non cette angoisse. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de la traverser bien ou mal. On traverse ou on rebrousse chemin. Et si on rebrousse, on reste bloqué sur la même rive (d’où les analyses interminables ?).

 

J.D Nasio explique fort bien que, ce qui permet, ou non, cette traversée de l’angoisse relève de l’inconscient. C’est à dire que cela n’est pas déterminable, «on ne sait pas de quoi » il s’agit. Il ne s’agit pas de la volonté ou du courage, etc. Certains le peuvent d’autres non. Par où, me semble-t-il, l’on retrouve la question d’une dynamique vitale sous jacente qui autorise, ou non, la traversée de cette épreuve.

 

            Ceci pour rappeler qu’il ne suffit pas de faire venir à jour du sens et des significations au cours d’une analyse même si c’est, évidemment, essentiel et déterminant.

 

Critique des concepts nietzschéens de « petite » et « grande » souffrance

 

            La pensée de Nietzsche me semble s’accorder fort bien avec cette idée de deux dynamiques vitales très différentes et ce qu’il énonce au travers des dénominations de « petite » et « grande » souffrance y fait, bien évidemment, signe. Je suis, également, d’accord avec le fait de dire que l’on peut définir ces deux types comme « affirmatifs » et « réactifs » (même si la dénomination que j’utilise me semble plus explicite, l’idée est bien la même).

 

Pour autant, la formulation « petite » et « grande » souffrance me paraît, en elle même, assez problématique. En effet, elle ne rend qu’insuffisamment compte de ce qui est effectivement, en jeu

 

En fait, que se passe-t-il, face à la souffrance ? Et bien, il y a deux usages, deux « utilisations » fonctionnelles, dynamiques, deux « métabolisations» de la souffrance possibles. Pour garder les termes de Nietzsche, une « petite » et une « grande ». La « petite » utilisation (et non pas la « petite » souffrance), est, d’une certaine façon, une utilisation « contre » la vie, contre l’ouverture aux autres, au monde. Elle peut être dite « petite » car elle réduit la vitalité humaine, elle la rapetisse. La « grande » utilisation (et non pas « grande » souffrance) mène à une ouverture aux autres et au monde et à un surcroit de vitalité.

 

Force est de constater que c’est l’utilisation, la dynamique mise en œuvre qui est « petite » ou « grande », pas la souffrance elle même qui est neutre. La formulation de Nietzsche me semble donc assez inadéquate.

 

            La dénomination de Nietzsche manque un deuxième aspect. C’est qu’elle ne rend pas suffisamment compte du sens « opposé » des deux dynamiques. « Petit » et « grand », cela renvoie, par définition, à une comparaison dans une seule et même direction. « Petit » et « grand », cela va dans le même sens (par exemple, pour la taille, vers le haut) mais moins loin. Or, les deux dynamiques entrainent le sujet dans des directions diamétralement opposées. 

 

Pour Philo-Alètheia, Philippe Marchat

 

 

 

25 juillet 2016

Education et mimétisme

Pour faire suite à une soirée consacrée à éducation et mimétisme dont le contenu principal sera probablement édité prochainement, voici quelques éléments problématiques avancés par Véronique.
Comment faire pour ne pas en (des enfants) faire des “Narcisse”? (Narcisse étant celui qui refuse l’éducation,croyant pouvoir se combler de sa propre image), autrement dit comment en faire des sujets au sens psychanalytique du terme, capables de loger leur différence dans le collectif et donc de vouloir participer et oeuvrer à ce collectif ? (cela  m‘a semblé davantage relever de la question du narcissisme que de l’hystérie)
En effet, au départ, la question du mimétisme m’a évoqué la mort du sujet. Or, si “le rôle de l’éducation est de donner la capacité et le désir d’intervenir dans le monde, de modifier le cours des choses et de créer du neuf, le monde étant déjà”hors des gonds”, comment insuffler ce désir, le faire advenir en tout être ?
Le problème du mimétisme est de faire apparaitre le monde comme “déjà là”, inchangeable ou, pire encore à ne surtout pas changer(tradition). Or, si la qualité principale de l’homme est la capacité de se dépasser soi-même, l’éducation doit consister en cette prise de conscience. Ce n’est qu’à cette condition que cet inachèvement essentiel peut conduire à comprendre le monde comme jamais achevé et peut ouvrir à une responsabilité du sujet vis à vis des autres. En effet, si nous ne sommes jamais achevés et que l’éducation est nécessaire, la rencontre avec l’autre est ce qui permet ce cheminement. L’action ne peut alors se faire qu’avec l’autre.
L’éducation ne peut donc être qu’une orientation vers la responsabilité. Selon Winnicot, il n’y a pas d’éducation qui ne se fonde sur l’idée de responsabilité. Ôter à l’enfant toute responsabilité (comment en parler s’il n’y a que du mimétisme), c’est leur refuser toute dignité. S’il y a mimétisme (mais ça ne peut en être sinon à être vide de tout sens et à se transformer en simple obéissance), ce ne peut être que la transmission de valeurs à travers une connaissance de leur monde (la laicité,la République) car comment penser le monde si on ne le connait pas? (en ce sens, l’EMC peut sembler une démarche très interessante (même si il faut interroger comment transmettre et surtout qui pour transmettre?)
L’éducation devrait donc pouvoir permettre de faire advenir un sujet qui refuse de se penser et de penser le monde comme achevés, et qui de ce fait est capable d’accueillir les autres dans leur différence et leur inachèvement pour faire ensemble un monde commun. La psychanalyse me semble participer de cela et le dénigrement qu’elle connait n’est pas étranger au problème.
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6 avril 2016

PENSER la MUSIQUE ?

Un ami se demande s'il est possible de penser la musique. Spontanément j'aurais tendance à répondre que moins on pense la musique, mieux on l'apprécie, mieux on la taste et la gouste. La musique est une expérience, non un objet ou un concept. Cela dit, plusieurs philosophes en ont écrit, dont Schopenhauer - qui eut à cet égard un retentissement considérable, et même chez des musiciens - et Nietzsche pour qui "sans la musique la vie serait une erreur". Mais c'est là plutôt une philosophie, voire une métaphysique de la musique, qu'une pensée de la musique, laquelle chercherait à dégager l'essence du fait musical, si toutefois une telle tentative n'est pas immédiatement vouée à l'échec. On peut toujours gloser sur tout ce qui dans la musique n'est pas proprement musical, histoire, sociologie, conditions matérielles et politiques, influences et confluences de toutes sortes, mais dans ces considérations l'essentiel échappe à la prise, et se révèle proprement impensable, comme expérience silencieuse et singulière. Tout ce que l'auditeur peut dire c'est son émoi, son plaisir ou déplaisir, et tout le reste est bavardage.

Pour éclairer ce point je proposerai une réinterprétation de la phrase de Lacan : "il n'y a pas de rapport sexuel" - qui devient : "il n'y a pas de rapport musical". Cela s'entend de deux manières. D'abord il n'y a pas de communication possible, comme pour la jouissance. La jouissance de l'un n'est pas celle de l'autre, d'autant qu'on n'en peut rien savoir, ni rien en dire. Le plaisir musical, et tout plaisir esthétique, est solitaire, incommunicable, comme l'expérience de la jouissance. Ensuite : on ne peut rien en rapporter, rien en écrire, aucun rapport ne peut en rendre compte, ce qui signifie clairement que le langage est ici disqualifié, et toute la chaîne symbolique des signifiants : le plaisir musical est une expérience hors langage, indescriptible et impensable. Ce qui est hors langage - impossible à dire, à penser, à formaliser - c'est le réel. Donc l'expérience de la musique est une expérience du réel.

Cette proposition peut surprendre. De quoi parlons-nous? Ici encore le rapprochement avec la jouissance est éclairant : dans la jouissance nous plongeons pour quelques instants dans un univers extra-linguistique où tous les repères de la perception ordinaire, de la tenue du monde, de la consistance du moi, s'écroulent, nous confrontant à l'inommable de notre "être" - celui qui poursuit en profondeur son avenue silencieuse dans le monde intermédiaire des anges et des démons, en deça du bien et du mal, à jamais a-social et irrécupérable. En quoi la jouissance a rapport à la vérité, bien plus et mieux que les constructions de notre pensée. On dira que le plaisir esthétique n'est pas la jouissance. En effet il ne l'est pas nécessairement, et pas toujours. Mais à de certains moments il l'est sans contestation possible, lorsque la musique vous déchire, vous coupe en deux, vous transit, vous transporte, emporte tout sentiment et toute résistance, vous laissant pantelant, haletant comme dans un orgasme cosmique, alors vous savez, de science sûre, que vous êtes musique, identifié sans reste à ce qui vous submerge. On pourra dire que la jouissance, assez rare au demeurant, et recherchée par le mélomane, est le coeur de l'expérience dont le plaisir est la face apparente, la forme commune, l'écran protecteur.

Encore un mot, pour pousser plus loin la confidence, avec toutes les réserves qui s'imposent : le réel c'est la part perdue, celle qui fut sacrifiée sur l'autel de la socialisation lorsque le futur "sujet" se pose comme signifiant dans la chaîne symbolique, et cette part perdue n'est pas détruite, elle continue une existence souterraine, à la manière des Titans repoussés par Zeus dans le Tartare, gronde et vagit, et fait irruption quelquefois, dans les rêves ou les symptômes, mais on pourrait penser que dans l'expérience musicale ce sujet clivé retrouve quelque chose de son être, un réel inassimilable, qui dans les conventions inévitables de l'art, se donne à nouveau droit de cité, le temps d'un concert, avant de retourner dans la nuit d'où il est momentanément sorti.

8 février 2016

L'esthétique chez Maurice Merleau Ponty

sainte-victoire

L’esthétique chez Merleau Ponty

 

La question de L'expression esthétique chez Merleau Ponty ne renvoie pas à un questionnement sur le beau ou sur les critères qui pourraient distinguer une œuvre d’art d’un objet d’usage mais dans cette dimension esthétique sur les perceptions qui sont à l’œuvre dans notre corps propre en tant que récepteur et/ou créateur..

Il s'agira de retrouver l’entente originaire sur la notion de phénomène », tout en libérant sa pensée de la « notion d’acte de conscience »relative à l’attitude naturelle. 

Axes de réflexion ou enjeux: 

1. Comment pouvons-nous rencontrer le monde dont nous faisons partie sachant que l’on est par la convention tenu à distance et par la « foi » perceptive tout près de lui ? 

2. Comment pouvons-nous percevoir le monde libéré de toutes entraves pratiques, qui nous empêchent de donner toute la mesure à notre sensibilité ?

3. Dans cette atteinte, pouvons-nous parler d’une conscience perceptive, d’un logos perceptif, d’un logos esthétique ?

 

Voyons donc dans un premier temps les différentes modalités de l'expression esthétique grâce auxquelles on accède aux choses (phénomènes) mêmes, ou comme le dira joliment Merleau Ponty "à la prose du monde »:

Il y a d’une part, selon Merleau Ponty une expression qui serait dite « originaire » : antérieure à tout acte de signification ou de pensée théorique et d’autre part, celle qui se situerait dans l’après coup de la construction intellectuelle.

-  Exemple : la poésie par opposition à l’acte d’écriture de l’écrivain

-  le poète sert le langage (on peut observer une unité de la parole, c’est aussi une parole nouvelle, inédite), tandis que l'écrivain se sert du langage. – Merleau Ponty observera également une forme de désenchantement à l’égard de la plupart des discours philosophiques qui reposent sur l’énonciation d’un certain nombre d’arguments, de ratiocinations pures, formelles, logiques, de sorte que le philosophe  peindra avec ces mots-là , la réalité en noir et blanc, pâle description somme toute de la réalité.

- Plus près de la chose même se trouvera une autre forme de parole, la parole silencieuse de l’œuvre d’art de sorte que l’on pourrait évoquer la présence d’un « logos » du monde esthétique, celui-ci serait d’emblée impliqué dans la vie perceptive avant qu’il y soit langage explicite.

- A ce stade-là, merveilles des merveilles, il n’y a pas de morcellement de la réalité mais une visée directe, unitaire de l’objet perçu.

Nous le voyons, l’effort demandé est conséquent puisqu’il s’agira de se destituer de ce rôle de sujet qui nous met toujours à distance avec l’objet, de s’oublier en quelque sorte comme être pensant ou comme cette entité subjective qui se positionnerait toujours d’oeres et dèjà comme la source dynamique de toute perception (cf Husserl).

Sacré challenge ! La méthode ? Une réduction phénoménologique inversée.

Pour accéder à cette unité, à cette attitude préréflexive, il nous faudra revenir à la présence primordiale du corps, en particulier à sa posture et à sa motricité. Ce corps, Merleau Ponty l’appellera : le corps propre.

2. Le corps propre : Il est le lieu des perceptions du sensible.

Le corps phénoménal comme sentinelle silencieuse est une forme de "qui-vive" qui laisse entendre le monde, qui laisse surgir une perception native du monde grâce à laquelle on expérimente l'empiètement des choses les unes sur les autres.

De ce point de vue, le corps n’est plus simplement le moyen de la vision ou du toucher mais il est le dépositaire. Ce sentir originaire, celui du corps opérant, "cet entrelacs de visions et mouvements", forme un tissu entre moi et le monde. Cette inclusion nous invite à vivre l'espace non pas comme un espace partes-extra partes (que l'on découpe, que l’on mesure) mais comme un espace d'enveloppement qui initie une solidarité entre les phénomènes. L'espace ainsi pensé et la lumière donnent à sentir ce que les choses sont, et c’est précisément dans cette attitude, dans cette modalité d’être-au-monde que le peintre fera parler l'espace déployé dans les rais de lumière.

A ce stade-là, le sentir et la création coïncident. Ils ont la même dimension, la dimension de l’écart innervée par le principe de la réversibilité du sentant-senti comme celui de l’auto-figuration du motif du tableau. Il  n’y a de sentir que pour un corps qui évolue dans le monde». Le corps est l’espace, de sorte que nous ne sommes plus un « je pense » mais un « je peux ».Le corps habite, hante l’espace et l’espace est habité par lui.

Trois termes centraux sont à retenir dans cette présence du corps : L’ESPACE- LA MOTRICITE-et LA LUMIERE

3. La création :

Dans la création, il y a indéniablement un enracinement corporel. Dans le geste, dans le style, c’est une nuance même du sentir qui s’expérimente comme un « SE MOUVOIR TOUJOURS ORIGINAIRE DANS LE MONDE » sous la forme d’un enracinement corporel qui reste pour l’artiste toujours à reconquérir.

Par exemple : Cézanne ne pourra devenir lui-même qu’en se mettant en contact avec la nature du monde, en cultivant sa perception de la lumière provençale et de l’espace dans lequel il évolue concomitamment. Chaque vision du monde, pour singulière qu’elle soit, à condition d’un abandon du champ conscientiel offre une potentialité du visible qui va jusqu’aux racines du senti, du perçu.

Ainsi, la véritable œuvre est cellequi laissera parler les objets, qui restitue un mouvement dans une esthétique du silence, une esthétique infra-langagière.  L'œuvre ne dit rien, elle livre un retentissement, elle connote plus qu'elle ne signifie : le « sens »(ou les sens sont)  est immédiatement lu sur l'objet. Il est éprouvé en son centre. Il y a coïncidence de l'objet et du sujet.

 

Pommes

Le tableau est auto-figuratif

Voilà la raison pour laquelle, la création artistique est une invitation à revenir aux choses mêmes, à un originaire, de même qu’elle sera propice à tisser des liens intersubjectifs privilégiés qui excèdent toutes représentations. L’œuvre est un phénomène où l’on voit l’empiètement des subjectivités se réaliser. La rencontre est possible dans l’absence de communication explicite. Il n’y a plus d’un côté le créateur et le contemplateur de l’autre,  mais deux corporéités qui s’unissent en un seul substrat : ce substrat c’est la rencontre elle-même.

« L’œuvre accomplie n’est donc pas celle qui existe en soi comme une chose, mais celle qui atteint son spectateur, l’invite à reprendre le geste qui l’a créée » (Phénoménologie de la perception).

Conclusion : D’aucuns prétendrons à une herméneutique de la séduction ou de la littérature pour « jeunes filles en fleurs » en lisant les œuvres de Maurice Merleau Ponty, jugement à mon sens strictement de survol s’il en est.

Je crois fondamentalement, que ce phénoménologue nous invite à inventer (à la manière de Gaston Bachelard) de « l'esprit nouveau qui ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision » et ce, au regard de toute la philosophie traditionnelle qui le précède. Peut-être sommes-nous en présence d’une sorte de palimpseste sur la création au grand dam des critiques d’art.

Merci cher Merleau Ponty, votre nom résonne comme un certain « nectar » dont l’ivresse nous mène vers d’autres horizons pour enfin découvrir du nouveau ! Il était temps !

MPC

 

26 janvier 2016

Sur l' EGOISME : une approche psychologique

 

Suite à notre séance sur l'égoïsme j'ai réfléchi de mon côté, me demandant ce que signifie cette notion sur un plan plus spécifiquement psychologique. Je publie ici cette modeste contribution, en espérant qu'elle puisse conribuer au débat, et provoquer de nouveaux approfondissements. GK

 

L'égoïsme est une notion difficile, qui fait l'objet d'appréciations contradictoires, entre condamnation morale et justification vitale, parce qu'elle est traversée par deux lignes de forces hétérogènes, reliées cependant par l'amour : amour-propre et amour de soi (Rousseau). L'amour-propre, cette passion "haïssable" (Pascal), ce "vice (Littré), est classiquement défini comme l'intérêt excessif que le sujet porte à sa propre personne, jugeant de tout par rapport à soi seul, manifestant à l'égard d'autrui indifférence ou suffisance, considérant l'autre comme un moyen au service de soi. A l'inverse l'amour de soi serait une juste attitude, inscrite dans l'ordre naturel, visant à conserver et à développer sa vie (le conatus de Spinoza), sans que cet effort débouche nécessairement sur la lutte. L'amour-propre est un attachement passionnel à l'image de soi, l'amour de soi une juste appréciation de la valeur de la vie. Si en théorie il n'est guère difficile de les distinguer, dans la pratique cette différenciation est plus délicate. D'où l'embarras d'une théorie de l'égoïsme qui éviterait les simplifications abusives.

Freud renouvelle en partie la question en distinguant dans le Moi lui-même deux instances : le moi-plaisir (Lust-Ich) et le moi-réalité (Real-Ich). Le moi de plaisir est au principe du narcissisme, qui est l'amour de l'image de soi : le moi est investi par une forte quantité de libido, devenant une sorte d'objet idéal fantasmé, ce qui conforte et approfondit notre précédente analyse de l'amour-propre. Freud remarquait que l'excès d'investissement narcissique était préjudiciable à l'inverstissement d'objet : celui qui s'aime passionnément n'aime guère les autres. - Le moi de réalité, à l'inverse a pour une double fonction de régulation : assurer un rapport adéquat avec la réalité extérieure par la juste perception, le jugement et l'action réfléchie, et d'autre part maintenir un rapport vivable avec la réalité intérieure (ça et surmoi). 

Lacan fera du moi une instance essentiellement imaginaire, le définissant comme la somme des identifications du sujet, lequel est invité à défaire ses identificatons (imaginaires) pour accéder à la vérité de son désir. On se demandera pourtant où est passé le moi-réalité, pour lequel - peut-être à tort - je ne vois aucune place dans la théorie lacanienne. Sauf à supposer que, hormis la psychose, il est suffisamment solide pour qu'on ne s'en inquiète pas davantage. Il est vrai qu'il attribue au symbolique la fonction directive, articulant le sujet à la loi du langage : sujet barré par la loi, par opposition à la mégalomanie spontanée du moi (la structure paranoïaque de la personnalité)

En théorie il faudrait diminuer l'investissement narcissique sans affaiblir le moi-réalité, mais comme les fonctions psychiques sont étroitrement entremêlées, ce programme semble difficile à réaliser. C'est particulièrement net dans les affections dues à un déficit narcissique dans lesquelles il faut restaurer le moi avant de songer à promouvoir un investissement d'objet (extérieur). En tout cas j'en tire, quant à moi cette leçon qu'il faut se méfier de certaines "sagesses" qui invitent sans nuances à une démystification, voire à une destruction du moi. L'idée est peut-être belle en théorie, mais peut se révéler désastreuse pour celui qui se propose de la réaliser.

19 janvier 2016

Hypocrisie de l'altruisme - valeur de l'égoïsme

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           La soirée passée autour du thème de l'égoïsme a donné lieu à des échanges vifs, ce qui ne peut manquer d'être réjouissant lorsqu'on propose à la réflexion commune l'examen d'une thèse profondément subversive comme celle de Nietzsche. Au moins mes amis ne se seront-ils pas endormis trop tôt, ce qui pourrait bien être flatteur...

Il faut dire que ce vieux Frère de Moustachu n'y va pas avec le dos de la cuiller lorsqu'il s'attaque avec la radicalité qu'on lui connait au discours convenu qui caractérise la morale du désintérêt ou de l'altruisme. Radicalité n'est jamais un gros mot ni une manière de forcer le trait mais une attitude critique qui se tient à la racine des choses, au plus près des besoins qui irriguent le discours collectif et ses représentations ordinaires, le plus souvent à son insu.

La méthode philologique et généalogique dont use l'auteur d'Humain trop humain procède non pas du réel toujours évanescent, chaotique et branlant mais du texte de la parole, de ce support bien réel qui nourrit les discours que nous tenons pour évaluer, juger et condamner le cas échéant telle ou telle conduite. Et que dit ce texte de l'égoïsme sinon qu'on a affaire à une attitude foncièrement méprisable sur le terrain moral. Le terme fut créé, semble-t-il, par Louis de Jaucourt en 1755 pour la rédaction d'un article de l'Encyclopédie pour décrire ce que les moralistes du XVIIè (Pascal, La Rochefoucauld...) appelaient amour-propre à savoir la vanité, la suffisance, la présomption, la complaisance vis-à-vis de soi, bref, un vice, comme dit Littré, qui fait tout rapporter à soi. L'égoïsme cristallise plus encore que l'amour-propre l'orgueil de l'égo, la fatuité du moi dont Pascal dit dans les Pensées qu'il est haïssable.

Que l'égoïsme soit le fruit "d'un calcul réfléchi par l'individu au service de son seul intérêt" (Morfaux) ou "un ensemble de penchants ou d'instincts au service de sa propre conservation (Littré encore)", l'attitude ainsi décrite n'a pas bonne presse et s'oppose en tout point à l'idée d'une conduite sociable, mieux altruiste, apte à considérer son prochain non pas comme un simple moyen, comme un outil, mais comme une fin en soi devant être respecté. On sait combien le vieux Kant a cherché dans sa seconde critique à poser l'impératif catégorique afin de sauver la morale et avec elle l'idée de progrès. En indiquant un horizon possible et véritablement humain, l'homme s'arracherait enfin à "sa grossièreté primitive", à "ses penchants égoïstes", a sa "sauvagerie animale" grâce aux progrès lents mais bien réels de la raison. Voilà la matière première soumise au philologue, matière brute qui peut déjà se comprendre comme une interprétation de la réalité, comme l'expression de besoins que le discours entendu dissimule, bien à l'abri de l'impératif proclamé unanimement.

Que cache donc cette morale du désintérêt ?

Premier point : Toute pensée de l'ego, c'est-à-dire du sujet constitué repose sur une fiction métaphysique entretenue par les philosophes. Cette fiction culmine avec Descartes et l'affirmation du sujet pensant. En ce sens, la théorie altruiste critiquant l'égoïsme s'appuie précidément sur rien dès lors qu'on comprend que le moi n'a aucune existence. En revanche, elle n'exprime pas rien mais bien un besoin dont Nietzsche repère la nature. L'égoïsme permet d'unifier l'individu, de le penser comme une individualité autonome et indivisible. Dans les faits, il s'agit de fonder la morale sur l'unité psychologique du sujet et son autodétermination supposée. Or cette unité est fallacieuse car l'homme est un vivant travaillé par des pulsions multiples et divergentes qui ne font jamais "un". (cf §57 de la première partie d'Humain trop humain).

Second point : Le désintéressement cache sa motivation réelle : l'intensification de la force et du sentiment. "Et celui qui se sacrifie ? Que ne veut-il se sentir grandi, se sentir davantage !" (§ 220 Par delà bien et mal)Ce que ne dira jamais l'altruiste, c'est qu'il cherche à exalter une part de soi, à augmenter sa puissance, à se reconnaître en elle, à s'identifier à elle, en tenant à l'écart la part soumise pour reconstruire une unité fictive.

Troisième point : L'altruisme se présente comme moral mais dissimule l'affect qui le gouverne. La critique de l'égoïsme est un combat entre affects : "affect contre affect" comme le souligne Patrick Wotling dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie de l'esprit libre. La morale du sacrifice est expression de la cruauté et de la jouissance dans sa propre mutilation, dans l'effacement d'une part de soi. Nietzsche le note avec force dans Aurore (§215) : "en vérité, vous vous sacrifiez seulement en apparence car [...] par la pensée, vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux".

Quatrième point : L'altruisme a besoin de l'égoïsme pour faire fonctionner sa logique pulsionnelle : "les êtres d'amour et de sacrifice ont intérêt à la conservation des égoïstes incapables d'amour et de sacrifice" (Humain trop humain, §133). La jobardise de l'altruiste est donc entière car il puise sa valeur dans le besoin de trouver en face de lui des "égoïstes" qui servent ses véritables desseins.

Cinquième point : La morale du désintérêt est l'expression du grégarisme, d'un "instinct de troupeau" (Nietzsche) en ce qu'elle se veut universelle et impérative tout en sachant hypocritement que cette universalité est rigoureusement impossible (Kant). En ce sens, elle exprime un type de vie fatigué, ressentimenteux, masochiste et profondément intolérant pour tout autre type qui n'emprunterait pas la même voie. 

          La logique altruiste est donc par nature diabolique. Elle repose sur un dualisme ontologique qui prétend séparer le pur de l'impur, le bien du mal, le bon du mauvais, l'altruiste de l'égoïste. L'hypocrisie dont fait preuve cette morale décadente invite à un dépassement, à un renversement par lequel il devient possible avec Nietzsche de déployer un égoïsme sans égo (pour reprendre la formule de Wotling), un instinct dont l'absence de conscience peut garantir l'expression la plus vive dans les perspectives inouïes de création que la vie autorise. La "myopie" utile à l'art quant à ses sources fécondes, n'est possible que lorsque le devenir s'est affranchi des formes du passé et des tentations réactives. Alors l'égoïsme nietzschéen peut se comprendre comme la métaphore la plus haute d'une expression affirmative de la singularité ; tel est "le chef d'oeuvre d'égoïsme" dont parle l'auteur subversif d'Ecce homo, un conatus esthétique et sans cause, une expérience de la liberté aussi rare qu'incomprise, une jubilation d'esthète partagée par ceux qui ont le souci de faire vivre en vérité la part active de leur être. 

Pour Philo-alètheia,

DK

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24 décembre 2015

De l'engagement (1)

La question de l’engagement, suite à nos échanges, résonne en moi de la façon suivante. Sans aucune idée d’exhaustivité ni de prétention autre que simplement mieux approcher la question et de ne pas laisser se perdre certains des échos que nos échanges ont suscité en moi.

 1° Précisions sur l’idée d’engagement :

De la notion d’engagement, je retiens l’idée d’inscription dans la durée, vers le futur, celle de projet, de « promesse » (avec tout ce que cela amène d’un peu « inconscient », un peu « fou », comment s’engager sur un à venir incertain et improbable et pourquoi ?), un aspect quasi juridique aussi, qui « lie » à ce à quoi on s’engage et dont on ne peut se dédire sans frais, perte, ni « reniement » en quelque sorte. Je retiens, aussi, la notion de « mise », de gage donné que l’on peut perdre, que l’on met en jeu, dès le départ. Pas d’engagement sans risque donc.

 2°) Différentes situations qui pourraient m’appeler à l’engagement :

                Je parle, ici, sur le plan personnel car, comme plusieurs des intervenants, je me défie, un peu, un peu beaucoup, d’une pensée sans enracinement dans le concret de ma vie. Je puis dire que je suis, si l’on veut, engagé (je n’aurais pas employer ce terme, avant notre réunion) dans une certaine défense d’une vision médicale plus complexe, élargie, promouvant, à côté du modèle mécaniste actuel (avec toutes ses qualités), une vision plus globale, plus individuelle et plus « dynamiste », régulatrice comme celle que j’exerce. Je parle d’engagement car c’est ma position depuis près de trente ans, avec mise de départ, gage et prise de risque (très relatifs mais bien réels quand même).

        La mise de départ, les gages et les risques consistent en une certaine « marginalisation », une accusation de « charlatanisme » parfois, d’incessantes « accusations, » « railleries », diverses complications avec la sécurité sociale, mes confrères, et, plus lourdement, la perte de la solidarité de la communauté médicale. Ceci n’est pas rien. Un médecin « classique », en cas d’erreur pourra compter sur la défense de la profession. Un médecin homéopathe sera, beaucoup plus facilement, « laché » par la profession, voire même mis en accusation par des « confrères » qui pourront y voir l’occasion de quelques règlements de compte. Rappelons, tout bêtement, comment le scientifique jacques Benveniste, très réputé et estimé dans son milieu, parce qu’il il travaillait sur l’homéopathie, sur « la mémoire de l’eau », s’est vu, dès lors, critiqué, raillé (on a envoyé dans son laboratoire un « spécialiste » des tours de prestidigitations pour voir s’il ne truquait pas ses expériences) et a, finalement, vu son laboratoire de recherche au CNRS purement et simplement fermé. Notons aussi que le Pr. Montanier, pris Nobel de médecine pour sa découverte du virus du SIDA est, de son côté, largement boycotté par les médias et la communauté scientifique et médicale, depuis que ses derniers travaux l’amènent à rejoindre les conclusions de Jacques Benveniste.

        Mon engagement médical a pour « projet », ou plutôt est au service (sans illusion de succès mais est-il nécessaire de penser réussir pour faire ce que l’on estime important de faire ?) d’un élargissement de l’univers médical actuel, de la reconnaissance de la complexité du vivant et de celle de la prise en charge des maladies. J’œuvre donc, très modestement, et sans illusion je le redis, pour parvenir à ce qu’un jour, se mette en place un univers médical complexe qui accepte de conjoindre des modèles, pour reprendre l’expression d’Edgar Morin, complémentaires, antagonistes et concurrents.

Personnellement, hormis cela, je ne vois que des situations limites, extrêmes, qui pourraient m’appeler à l’engagement, c’est à dire, en fait, à choisir « mon » camp. Ce n’est que dans ces circonstances-limites, occupation d’un pays, péril sur nos valeurs les plus fondamentales (dictature), etc. que je me sentirais, de fait devant un choix. Collaborer, lutter contre ou « s’en laver les mains », ce qui n’est une manière de ne pas choisir qu’en apparence d’ailleurs.

Mais, comme la soirée l’a montré, avec l’exemple donné par Pierre, on peut, aussi, en dehors de la « grande histoire » être placé devant ce type de choix, dans notre vie de tous les jours. Et je partage tout à fait, sur ce point, son idée d’engagement « nécessaire », de choix qui s’impose car, de fait, soit on laisse une injustice se perpétrer soit on s’y oppose en prenant des risques certains.

        En dehors de cela, je ne me sens, personnellement, nullement « appelé » à m’engager sur d’autres sujets. Non que je n’ai pas des convictions sur telle ou telle domaine, politique, social, sociétal ou écologique par exemple. Mais, dans ces domaines, je peux, ponctuellement, soutenir telle ou telle démarche mais ne suis pas disposé à m’inscrire dans une action de long terme. Pourquoi ? Cela m’amène au point suivant.

3°) Pour quoi et pourquoi s’engager ?

        Nous avons évoqué cela.

        Pour quoi ?

On peut s’engager pour quelque chose qui nous semble essentiel, certes mais, pour ce qui me concerne, quelque chose qui a des implications très larges. D’où mon engagement médical homéopathique. Car au delà de mieux soigner de tel ou tel (ce qui est, quand même, mon « devoir » premier), je sais que mon « engagement » recouvre, et « réponds » à bien d’autres questions qui pourraient valoir un « engagement ». Par exemple, défendre une vision globale et régulatrice au plan thérapeutique, a, en fait,  des implications immédiates au plan économique et politique.  Je dirai, même, que vouloir répondre au seul plan économique ou politique dans le domaine de la santé sans refonder ce domaine médical est vain. Ce pourquoi, d’ailleurs, l’idée d’engagement pose le problème, nous en avons parlé, du danger de réduction. Celui qui est engagé « politiquement » veut trouver des solutions politiques à tous les problèmes. Au mépris, souvent, d’un pragmatisme et d’un bon sens nécessaires à défaut d’êtres suffisants.

        Par exemple, défendre l’égal accès aux soins pour tous est une noble cause et, évidemment, politiquement à défendre mais ceux qui s’engagent sur ce point, dans un registre purement politique, me semblent passer à côté d’un aspect plus essentiel de la question, tant est patent le gaspillage économique colossal que génère la vision médicale actuelle. Pour faire simple, voire caricatural, si devant le moindre symptôme, le premier réflexe est de chercher à trouver une cause objective à coup d’IRM, scanner, bilans biologiques poussés, comment ne pas voir qu’un tel modèle est, par définition, tellement inflationniste qu’il sera, à coup sur, non finançable sur la durée et, donc inévitablement générateur d’inégalités.

        Un préalable à l’engagement est donc, selon moi, une étude approfondie de la question sur laquelle on s’engage. Et beaucoup d’engagements actuels me semblent « proposés » clé-en-mains si j’ose dire.

Pourquoi ?

        Il peut, certes, y avoir de « bonnes » ou de « mauvaises » raisons. Disons que  l’apparente oblativité de l’engagement peut être le cheval de Troie de bien des pulsions, ou des intérêts bien cachés. C’est certain mais cela ne me semble pas rédhibitoire car on pourrait le dire de toutes choses. Sur ce point, personnellement, l’important me semble la pertinence de ce pour quoi on se « bat ». Je ne pense pas que celui qui souffre est si sensible que cela à la motivation de celui qui le secourt. Si l’on meurt de faim qu’importe si la main qui nous offre à manger le fait par narcissisme, « mépris » déguisé ou  par pure générosité.

        L’essentiel me semble donc, autant que faire se peut, de bien réfléchir, en amont, à ce pour quoi l’on s’engage, ce qui suppose, aussi, de réfléchir sur nos motivations. Ce pourquoi, les causes « toutes faites » ne m’attirent guère. J’ai trop peur d’y être largement instrumentalisé. Mais bon, peut être, y a-t-il là trop d’égoïsme de ma part ? J’en saurais plus après la prochaine réunion.

       4°) S’engager aux yeux de tous (l’afficher, voire le revendiquer) ou le faire en son for intérieur ?

        Il y a, me semble-t-il, dans l’idée moderne d’engagement, souvent un appel à la publicité de la chose. Et cela pose problème. Si cela peut avoir un sens (une valeur supplémentaire d’efficacité en cas de notoriété de l’« engagé »mais gare aux effets pervers, l’appel de telles célébrités en faveur d’une cause peut irriter contre la dite cause les laissés-pour-compte) dans certains cas, on peut, très raisonnablement, s’interroger sur la publicité que d’aucuns donnent à leur engagement. L’enjeu n’étant pas, ici, de disqualifier de façon a priori des engagements intéressés mais, plus simplement, de douter de leur utilité. 

             Pour Philoaletheia, Philippe Marchat

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