Ce qu'il en est de l'humain
CE QU'IL EN EST DE L'HUMAIN
Nous ne savons pas ce qu'est l'homme, ni l'humain en général. Entre le rationnel et l'irrationnel, entre Logos et Khaos, entre le sublime et le monstrueux, toute définition vacille, exposant son indépassable caducité. A se demander si cette question n'est pas plombée dès l'origine par un impensable radical. Peut-être la seule manière d'avancer en ce bourbier est-il de remplacer la question traditionnelle sur l'essence humaine par une autre, d'allure spinozienne : "Savons-nous seulement ce que peut l'homme?"
Nous voudrions ici rappeler certains faits significatifs avant de nous interroger plus avant sur ce que peut signifier l'apparition, assez tardive remarquons-le, de ces sciences dites "humaines", dont on a pu croire un moment qu'elles nous en diraient un peu plus sur cette énigme.
A l'orée de la philosophie, chez Thalès, Anaximandre, Anaximène et Héraclite (VIème siècle avant notre ère), ce qui fait étonnement et question ce n'est pas l'homme, c'est la nature, la Physis. Les premiers penseurs, contemplant l'immensité, se posent une question inconnue jusque là, méconnue comme telle, résolue dans les fabulations du Mythos : quel est le principe, la racine, la source, l'Archè de tout ce qui existe, et le ciel et la terre, et les mers, et les végétaux et les hommes et les dieux. C'est l'Eau dira Thalès : tout est eau, vient de l'eau, retourne en eau. C'est l'Air dira Anaximène. C'est le Feu dira Héraclite. C'est l'Apeiron dira Anaximandre, en une intuition fulgurante qui fonde la métaphysique. Ce qui motive, étonne, éveille l'intelligence de ces premiers chercheurs rationnels c'est la présence continue, à travers les mutations innombrables, de certains éléments fondateurs, à la fois accessibles par la pensée et l'observation, et si difficiles à analyser dans leurs secrètes combinaisons. Mais l'essentiel est là : l'homme se pense dans le Tout, soumis aux éléments naturels, entre la nature physique et le monde lumineux des dieux, entre l'animalité et la divinité, qui donne la norme. L'homme n'est pas encore un problème spécifique, différent par essence des autres "natures naturelles", mais physiquement et mentalement situé dans le Kosmos, qui est la référence absolue.
La fameuse injonction delphique : "connais toi toi-même, et tu connaîtras l'univers et les dieux" ne contredit qu'en apparence notre propos précédent. Ce n'est nullement une recommandation de type introspectif ou psychologique, mais un apophtegme métaphysique. "Si tu veux connaître l'univers et les dieux il te faut commencer par toi-même, en qui sont présents tous les éléments de la nature et de la connaissance : eau, air, feu, terre, souffle, sang, coeur, esprit, pensée. Tu es un condensé de tout ce qui existe, et par l'observation, l'examen attentif, la réflexion et la contemplation tu auras accès à tout ce qu'il est possible de connaître, sachant que tu n'es qu'un homme, et que le seul Sage véritable est le dieu".
Même Socrate dont on affirme un peu vite qu'il aurait déplacé le souci philosophique, de l'univers vers les questions morales, reste fondamentalement un Grec : c'est de l'Apollon delphique qu'il tire sa vocation, et c'est encore aux dieux qu'il se veut fidèle, subordonnant la question de l'homme à la sagesse divine.
Est-il bien nécessaire de rappeler que tout le Moyen-Age, et la période classique de la philosophie, fait de Dieu (et non des dieux) le référent permanent et obligé de toute réflexion philosophique, que l'homme se pensera dans l'orbe de la révélation, dans le rapport indissociable à son créateur, et que Descartes encore se croira tenu de faire reposer en Dieu, qui ne peut être trompeur, la vérité des sciences, et des lois éternelles de la nature.
Il est nécessaire de penser la désacralisation de la nature, réduite par degrès à un mécanisme physique par la science newtonienne, et l'affaiblissement de la référence divine, le "désenchantement du monde" pour parler comme Marcel Gauchet, pour que l'idée d'une science de l'humain puisse voir le jour en tant que telle, débarrassée des mythologies traditionnelles, des prérequis métaphysiques, des références à une quelconque Sur-nature. Sur le modèle si enviable et respectable des sciences positives on fera de la psychologie expérimentale, de l'histoire positiviste, de la géographie naturelle et humaine, de la médecine expérimentale, de la psychiatrie, plus tard de la sociologie. D'autres sciences suivront, après le déclin du positivisme, linguistique, psychanalyse, psychologie sociale, ethnopsychiatrie etc.
Il est impossible ici de faire l'histoire de ces mouvements scientifiques. Nous voudrions simplement poser quelques questions pour ouvrir le débat.
Les sciences de l'homme renouvellent-elles notre connaissance de l'humain? Où en sommes-nous après deux siècles de recherches assidues? Pouvons-nous répondre à la question : "qu'est-ce que l'homme?"
La multiplicité même de ces recherches ne produisent-elles pas une fragmentation de la connaissance? On commence par découper des secteurs, chaque science créant son champ de recherche et son objet particulier (le psychologique, le politique, le sociologique, l'historique, le géographique, l'ethologique etc), ses méthodes particulières, opérant une sorte d' an-atomie, de vivisection funèbre, digne d'un tortionnaire chinois, et il en va ici comme de la médecine actuelle qui, à force de spécialisations rivales, nous livre un cadavre mutilé plus qu'un être vivant! Et pour la nature il en va évidemment de même.
Nous ne contestons en rien les progrès accomplis. Qui pourrait, aujourd'hui, réfléchir avec sérieux, sans s'inspirer de la théorie psychanalytique, des données de l'anthropologie ou de la linguistique? Mais reconnaissons aussi que les savoirs multiples, en tant que tels, ne sont que des moyens, ou des éléments "ondoyants et divers" d'une réflexion qui reste à conduire.
Heidegger disait : "La science ne pense pas". Ce n'est pas là une condamnation, car le rôle de la science n'est pas de penser, mais de donner à penser. Il fut un temps où le savoir scientifique prétendait régir le monde, dictatorialement. Ces temps ne sont plus. Les scientifiques eux-mêmes, du moins les meilleurs, acceptent de mieux en mieux de s'interroger sur leur discipline, sur les fondements et les limites du savoir, et sur les conséquences parfois désastreuses de leur activité. Le temps est venu d'interroger les impensés de notre civilisation mécaniste et technicienne, et cela ne se peut sans examen des fondements idéologiques de notre culture.
Vaste programme. Nous ne sommes pas seuls, heureusement. Nous ne doutons pas cependant de la légitimité de ce projet, et avec Hölderlin, nous disons : "Dans le péril gît ce qui sauve". (GK)