Du RIRE : tragédie et comédie
Petite contribution personnelle à la thématique du rire abordée en groupe de recherche :
Pour Aristote la tragédie est d'abord une "poiésis", une fabrication, une création, un faire (poiein), qui s'exprime dans la composition d'une action dramatique (drama) mettant en scène des personnages considérables, des dieux, des rois, des héros confrontés à des situations extrêmes, le crime, le sacrifice, la mort, où se révèle la toute puissance du destin face à la précarité humaine. La tragédie mime (mimesis) plutôt qu'elle n'imite la réalité, condensée poétiquement dans le "drame". Son ressort émotionnel, son efficacité thérapeutique résident dans la participation du spectateur à la souffrance du héros confronté à la violence implacable du destin, suscitant la "terreur" et la "pitié". Terreur devant l'inévitable, pitié pour le héros, qui, de glorieux et majestueux, sombre dans le pitoyable, tel Oedipe apparaissant les yeux crevés à la fin de la pièce. Cette participation pathétique du spectateur au spectacle produirait en lui une purgation (catharis) des passions, par quoi, paradoxalement, la violence inouïe de la tragédie contribuerait à apaiser, à purger les âmes, à produire le calme et la sérénité.
Cette interprétation classique, ne me satisfait qu'à demi, bien que, moi aussi, j'aie vécu l'effet thérapeutique, me demandant comment des situations aussi épouvantables pouvaient générer en moi une secrète jubilation. Il me semble qu'Aristote oublie le rôle, essentiel à mes yeux, de la beauté : beauté du texte, beauté du spectacle. La tragédie n'est pas un psychodrame. Elle est d'abord de l'art, et c'est par la métaphore artistique, la transposition du dramatique en oeuvre d'art qu'elle opère. La puissance poétique des Anciens est proprement stupéfiante et je ne sais rien de plus beau, de plus sublime que tel chant du choeur, dans Sophocle ou Euripide. Otez la poésie, il ne reste que l'horreur, l'épouvante et la folie déchaînée, telle qu'elle s'exprime, avec une rage sans limites, dans les "Bacchantes" d'Euripide. Décidément, il y a un paradoxe formidable dans la tragédie antique, horreur et beauté, comme dans Lucrèce, qui, du pire, parvient à extraire le meilleur.
La tragédie est la réponse artistique à la toute puissance du tragique : assomption et métamorphose.
Mais alors qu'en est-il du comique, si nous estimons que notre lot est de "rire et de philosopher"?
Nous dirons que le spectacle comique est une poiésis représentant la quotidienneté et la banalité des affaires humaines, des personnages ordinaires avec leurs vices et leurs faiblesses, dans des situations à la fois comiques et dramatiques, essentiellement ambivalentes, qui miment la réalité, mais en grossissant les traits et les effets, de manière à provoquer une autre sorte de catharsis, celle du rire, par laquelle le spectateur s'identifie aux personnages tout en entretenant une sorte de distance par laquelle il se désolidarise, riant de soi autant que de l'autre. Si la distance est insuffisante il se sentira agressé par le ridicule, et ne rira point. Si elle est excessive, il n'aura que mépris, et ne rira pas davantage. Pour rire il faut ce subtil équilibre entre l'identification et la distanciation. Tel est le secret du comique, et sa difficulté : à tout prendre il est plus difficile de faire rire que de faire pleurer.
Une petite maladresse de l'auteur, et du rire nous basculons dans les larmes, ou dans le mépris, ou dans l'indifférence. Harpagon fait rire, mais l'avare impénitent ne rira pas, il sera touché au vif. Et si l'acteur exagère il est ridicule, et la pièce est gâchée. Quant au Misanthrope il inspire plutôt la pitié. Il n' y a qu'un pas, vite franchi, du comique au tragique. Aussi les vrais comiques sont-ils rares.
La catharsis comique est plaisante, vitalisante, énergisante : elle libère la puissance critique, affine le jugement, ouvre les poumons et le coeur, ventile tout le corps et stimule l'esprit. Le rire est un don magnifique de la nature, et, si elle ne dégénère pas en raillerie, sarcasme et moquerie, une superbe école de finesse et d'esprit. Epicure a raison : "il faut tout ensemble rire et philosopher".
Le rire est une réponse spirituelle et vitalisante au tragique : il l'accueille de manière indirecte, en adoucit les effets, le spiritualise dans une distanciation sans mépris. Il recrée de la joie. Il est intensément philosophique, comme on voit dans Démocrite, le maître incontesté du rire. Enfin, c'est le contredépresseur idéal, sans effets secondaires pernicieux.
Tragédie et comédie sont des poiésis, métaphores, transpositions d'un régime à l'autre. La violence insigne du réel est d'une certaine manière domestiquée, mais sans nous faire basculer dans les illusions consolantes et frauduleuses de la religion. Le réel reste le réel, simplement nous parvenons, un peu, par la médiation de l'art, à en affaiblir le tranchant, en créant ces oeuvres de parole où nous partageons avec autrui les affres et les splendeurs, et prenons notre bien modeste mais nécessaire revanche sur le destin. La beauté ne sauvera pas le monde, mais elle contribue puissammant à le rendre habitable. (GK)