ILLUSION ET VERITE (II)
Le problème s'est posé, lors de notre excellente soirée, de savoir à quelles conditions l'épreuve de réalité peut être considérée comme critère décisif pour révéler la nature de l'illusion et tenter de la dissoudre. Encore faudrait-il savoir ce qu'est la réalité, problème déjà posé précédemment lors de l'énoncé de la définition traditionnelle de la vérité comme "adéquation". Comment la réalité pourrait-elle être précisément distinguée du régime trop souvent hallucinatoire de la représentation qui, motivée par l'imagination peut parfaitrement s'accorder avec elle ?
Pascal l'a souligné avec force : "L'imagination, maîtresse d'erreur et de fausseté, d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours". Cette puissance trompeuse, "la folle du logis" suscite des raisonnements d'autant plus fallacieux qu'elle se trouve parfois confirmée par certains faits humains même anecdotiques. De là surgit la redoutable question de l'interprétation des faits et du système représentatif dans lequel ce qui se passe est immédiatement recouvert par les puissances désirantes du sujet. Pour la psyché, y a-t-il seulement des faits objectifs ? Le monde n'est-il pas ma représentation ? Ainsi, on est conduit avec grand embarras à penser qu'il n'y a pas de séparation de nature entre illusion et vérité car aucun critère objectif ne permettrait de démêler ce qui est illusoire et ce qui est de l'ordre de la vérité.
Ce n'est pas en termes de savoirs, de confirmation, d'adéquation ou de représentation correcte qu'il faut aborder la question de la vérité mais plutôt en terme de fracture, d'irruption, de résistance et d'effroi. La vérité n'est plus ici un discours mais une expérience limite liée à ce que Jaspers appelle des "situations-limites" : la mort, le hasard, la maladie, le temps, la culpabilité, autant de réalités universelles incontournables qui résistent au désir et contraignent la psyché à intégrer, à reconnaître l'existence d'une faille dans le système potentiellement clos de la représentation surtout lorsqu'il est le fruit de nos illusions les plus tenaces.
On ne parlera plus de réalité mais de réel, ce quelque chose inconnaissable qui fracture la peau psychique et défait toutes nos certitudes. Il n'est plus question de représentations car "on va tous crever !" Là, c'est du réel. Et de façon plus empirique, si je peux vivre comme si j'étais immortel, je ne maîtrise pas le hasard ni le temps ni les processus douloureux du deuil. Le réel a pénétré la psyché dans une expérience de vérité qui ne laisse pas indemne et qui produit un changement de paradigme lorsque la faille ainsi révélée n'est pas immédiatement colmatée par de nouvelles représentations.
Dés lors, la vérité comme dévoilement nous tient suspendus au bord de l'abîme (Démocrite), prêts à sombrer dans la fissure que le réel inflige à notre narcissisme. Il y a, au coeur de cette expérience, la nécessité de penser cette faille, de la placer psychiquement, de la nommer à défaut de la connaître afin de ne pas se laisser tout entier dissoudre dans le délire commun ou la dénégation. Là se trouve l'exigence éthique : la symbolisation de l'inconnaissable dans une parole définissant le bord et le périmètre du trou dans lequel il ne s'agit pas de sombrer. Là est le centre vivant et actif d'un philosopher en vérité.
Alètheia est l'expérience active de la bordure, la danse illettrée des funambules philosophant à la lisière du réel.
DK