ALETHEIA : du MASQUE et de la DANSE
A-lèthès : vrai, sincère, franc, véridique, véritable. Dans cette acception le "A" est privatif : non caché, non voilé, non trompeur. Il semblerait bien que la notion originale d'Alètheia, comme l'a soupçonné Heidegger, soit d'essence privative : la vérité se pense et se dit comme une abstention, face à un premier mouvement de dissimulation. Voilà qui en dit long sur notre supposée tendance innée à la véracité. Mais dans le monde de la pensée grecque "alètheia" se dit dans un rapport de l'homme au dieu. Le dieu, comme la nature, "aime à se cacher". Apollon, dieu bifide et perfide, se joue de l"homme en lui proposant des oracles indéchiffrables par la voix éructante de la Pythie. "Il ne montre ni ne cache, il fait signe" (Héraclite). Mais ce signe est obscur, et terrible. A charge pour l'herméneute de transcrire cette parole folle dans un discours sensé, ce qui est d'emblée problématique. Si l'homme se trompe, la sanction du dieu - et du destin - est impitoyable. Nous avons la plus grande difficulté, aujourd'hui, à saisir ce que les Grecs ont pensé du rapport de l'homme au dieu, et donc de la vérité comme péril, menace, injonction polémique. Nous confondons vérité et savoir, et, rassurés sur l'ordre du monde, séduits par la représentation, nous manquons complètement la question de la vérité.
"Proche
Et difficile à saisir, le dieu" (Hölderlin)
Nous pensons la vérité comme adéquation de la pensée à la réalité, du discours à l'ordre des choses. Les Grecs nous enseignent exactement l'inverse, la vérité comme inadéquation originelle et insurmontable entre le savoir et l'événement. Car "seul le dieu est sage", dépositaire du vrai. Il se garde bien de le révéler à l'homme, tout au contraire il le sollicite, le provoque à l'erreur dans une parole énigmatique, le défie et le châtie. Apollon est le dieu à l'arc, autant qu' à la lyre. Il est le "tout-détruisant" selon sa définition la plus archaïque, tueur de loups, mais d'hommes aussi bien, comme le conte Homère dans le premier chant de l'Iliade. Alètheia est tout sauf une aimable représentation de l'existence, c'est d'abord l'effroi, la terreur, le sublime de terreur. Parmi les Modernes, hormis Hölderlin et Nietzsche, Rilke a été un des seuls à retrouver cette intuition originelle:
"Car le beau n'est autre
Que le commencement du terrible, que nous supportons à peine
Et que nous admirons parce, tranquille, il néglige
De nous détruire."
Le terrible est l'essence de la vérité, sa marque originelle, irréfutable. Et comme nous ne pouvons la supporter nous l'éloignons, la refoulons, mieux encore nous passons à côté, dans l'espoir de n'être pas atteints par sa charge explosive.
Le dieu aime à se cacher. Il porte le masque, masque de la tragédie, masque de l'animalité (Dionysos-taureau), de la féminité (Dionysos efféminé), de l'enfance(Dionysos jouvenceau) de la sauvagerie (Dionysos dieu oriental), de l'instinct débridé, de l'homophagie, de la musique, du thiase, et de la danse. Dionysos représenté avec la toupie, le jeu de dés, la poupée et le miroir. Dans ce miroir il mire la danse du monde, et ainsi, éternellement, se mire soi-même. Dionysos, dernier masque avant la totale dissolution de la représentation, dernier piège tendu à l'homme qui voudrait le saisir. En deçà - quoi? - Khaos, ou l'Apeiron.
Alètheia peut s'écrire aussi : alè-theia. Alè c'est la course errante, à l'image de ces Bacchantes enivrées et délirantes qui vont dansant et chantant par les vignes et les taillis, ensauvagées et folles, déchirant à pleines dents des brebis ou des enfançons, emportées dans la danse cosmique sous l'effet de l'enthousiasme dionysiaque. Alè-theia : course divine, danse divine, danse cosmique. Le monde, emporté dans le délire, hors raison et discours, hors-logos, révèle enfin sa nature véritable, alogos et ab-sens, dans une course cosmique sans origine ni fin, dans sa danse éternelle, sa totale gratuité, jeu de l'enfant-dieu, jeu terrible et sublime.
Ici, après la musique et la danse, ne reste que le silence des espaces infinis, qui terrorisait Pascal, et qui peut nous remplir d'une infinie gratitude.