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PHILO-ALETHEIA
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6 mai 2011

De l'APHASIE PYRRHONIENNE

Aphasie, non-parole. Ici je distinguerai l'aphasie du mutisme. Je considérerai le mutisme comme une conduite pathologique en réservant le terme d'apahasie, contre l'usage moderne, à une attitude philosophique délibérée, choisie, soigneusement définie. Seul Pyrrhon, que je sache, s'est prévalu de cette position extrême, alors même qu'il parlait d'abondance, à en croire son biographe, Diogène Laerce, quitte à parler tout seul si l'auditoire se dérobait. On l'imagine aisément discutant avec ses gorets avant de les emmener au marché pour les vendre et s'assurer sa subsistance. Dans un remarquable roman à lui consacré, Patrick Carré nous le présente ouvrant une école de non-philosphie, sans préciser quels étaient ses véritables disciples. A côté des habituels curieux et envieux je gagerais volontiers que les gorets occupaient une place plus qu'honorable, compte tenu de l'extrême difficulté de la pensée pyrrhonienne. Le goret n'est-il pas un remarquable exemple de conduite aphasique, et, notons-le tout de suite, de placidité éthique. Diogène nous raconte que Pyrrhon, traversant la mer, fut effroyablement secoué par la tempête. L'équipage, affolé, criait et vitupérait, implorait les dieux de la mer et du ciel. Seul un aimable goret, dans un coin du bateau, gardait une belle indifférence, continuant sans vergogne à s'empiffrer de paille et de farine. Pyrrhon, absolument ravi, se tourne alors vers l'équipage et lance à la cantonnade : "Qu'avez-vous à trembler, hommes stupides, quand un simple goret vous donne l'exemple de la juste conduite philosophique?". Précisons pour finir que Jean Pierre Coffe, dans cette illustre lignée, déclare à qui veut l'entendre que le cochon est le meilleur ami de l'homme. Parenté oblige!

Aphasie délibérée, dis-je. Non parole. Ne pas parler pour ne rien dire, premier niveau. Mais plus profondément, et merci ici à François Jullien pour ses remarquables travaux sur la Chine antique, est-il bien raisonnable d'identifier parler et dire? Nous nous croyons tenus de dire "quelque chose", donc d'énoncer une vérité sur l'être des choses, par exemple : le triangle est formé de trois angles dont la somme est égale à deux droits. Peut-être, mais aussi, peut-être pas. Qu'en savons nous? C'est invérifiable, puisque pour vérifier je suis tenu de poser d'abord des définitions et des axiomes, sans garantie aucune. Bref tout discours sur l'être est une impossibilité, comme nous l'avons abondamment montré dans les précédents articles. En toute rigueur je ne puis rien dire de rien. Silence, on tourne! Dès lors la parole philosophique est menacée dans son existence même. Faut-il se taire définitivement? C'est évidemment la tentation ultime, à laquelle le sage finit souvent par céder après des années de discussions et de disputes souvent vaines. Patrick Carré nous présente en effet Pyrrhon, très agé, renoncer à son titre de grand Prêtre d'Hadès, abandonner sa cité, errant sans fin dans les fourrés de la montagne proche. Mais avant? Avant la retraite définitive Pyrrhon enseigne. Mais comment peut-on enseigner si l'on ne peut rien dire sans se dédire? Eh bien il est deux solutions. La première consiste à ne parler que pour contredire, ruiner le dogmatisme, pourfendre l'aristotélicien, le platonicien, le stoïcien et tous les autres, jusqu'à leur faire rendre gorge. Mais lui, que dira-t-il ensuite? Rien, justement. Il aura accompli son oeuvre de torpillage universel. Ironie socratique portée aux ultimes conséquences! Deuxième solution, qui est strictement parente de la première: ne parler que dans le souci de ruiner à mesure ce que l'on dit, dans un parasitage méthodique et impitoyable. On voit que si le pyrrhonien ne ménage pas le partenaire, il ne se ménagera pas davantage, craignant plus que tout que sa position se réifie en doctrine stable, fixe et finalement dogmatique. Tel est le piège qu'il faut perpétuellemnt désamorcer dans un travail d'autocontestation perpétuel. C'est par là que le pyrrhonien échappe à la contradiction. Position difficile entre toutes, voire intenable. Mais c'est celle des mystiques vrais, de ces hommes qui ont mesuré l'écart infranchissable entre les mots et les choses, l'inanité sonore des paroles face au réel, la viduité des discours et le ridicule des affirmations et des négations. Qui sommes-nous pour prétendre dire quelque chose sur "les choses".

Chacun, en lisant ce texte, peut mesurer la hardiesse et la difficulté abyssale de l'exigence pyrrhonienne.  Aussi s'est-on empressé de défigurer, oblitérer, salir et condamner cet Héraklès de la vérité. Tous les grands penseurs et poètes de l'originaire ont connu pareil destin, flottant entre le refus obstiné, l'ostracisme et la démence. Que ferait-on aujourd'hui d'un Diogène kunique, d'un Pyrrhon, d'un Héraclite? Triste époque dont le seul titre de gloire est d'avoir marché sur la lune en dévastant la terre!

Je ne sais ce qu'il faut penser de tous ces nobles exemples. En fait il ne faut rien. Que chacun s'examine et juge par soi. Il est une forme de vacuité qui nous fait hésiter entre le sentiment du vide le plus accablant et l'exaltation de la plus haute vérité. Telle est l'oeuvre de la sagesse, et de la poésie, son intime compagne GK

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