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PHILO-ALETHEIA
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22 mars 2011

Tocqueville, l'Intranquille penseur ...

 

TOCQUEVILLE, L 'INTRANQUILLE PENSEUR DE LA DEMOCRATIE

 

Alexis de TOCQUEVILLE présente manifestement aujourd'hui un regain d' intérêt pour la philosophie politique ; en effet dans l'abondante littérature politique du XIX° s , « De la démocratie en Amérique » est l'une des oeuvres les plus lues et les plus discutées . Après avoir été apprécié de son vivant , il tombe dans l'oubli après sa mort. Redécouvert d'abord aux Etats Unis dans les années 1930, il a fallu attendre les années 50, en France avec notamment les travaux de Raymond Aron, et plus encore les années 70 pour reconnaître son importance. Pourquoi avoir choisi de s'intéresser à Tocqueville? Il faut tout d'abord alléguer l'étonnement devant plusieurs paradoxes :

-Comment un aristocrate a-t-il- pu aborder l'étude de la démocratie d'une manière aussi objective et visionnaire?

-Comment un libéral censé ériger la liberté individuelle comme norme de la société peut-il se méfier avec autant de force de l'individualisme?

Une autre source d'intérêt réside dans le fait qu'il a été le témoin et l'analyste d'une période de profonds bouleversements des sociétés occidentales à la suite des révolutions fin XVIII et XIX°s. Il y cherche inlassablement le sens de son présent. Au centre de ses préoccupations se trouve une méfiance quant au fonctionnement des sociétés démocratiques .Ces sociétés sacrifient selon lui aux intérêts collectifs et ausi à la passion d'égalité qui les anime. Par ailleurs , la défense de la liberté humaine et des droits individuels constituent le dispositif central de son combat. Ainsi le miroir qu'il nous tend en analysant les sociétés démocratiques nous permet d'appréhender avec acuité l'actualité des constats qu'il propose à la postérité.

Cette figure de visionnaire qui s'efforce de penser loin , est par ailleurs un penseur profondément sceptique pour ne pas dire tragique . Dans sa correspondance il revient souvent sur cette expérience douloureuse qu'il a faite adolescent , il a alors 16 ans et il éprouve une crise de « doute universel »; élevé dans une famille catholique et légitimiste , il rompt avec la tradition familiale et perd la foi religieuse ; le vertige le prend : à la lecture des philosophes des Lumières une mélancolie le saisit ,l'angoisse de l'avenir le tenaille et cette souffrance l'habitera jusqu'à la fin de sa vie. En penseur de la modernité , son oeuvre est parcourue de questions essentielles qui se posent inlassablement à la philosophie politique aujourd'hui :

-« Nos contemporains aiment Tocqueville ,ils croient découvrir en lui un écrivain tout moderne », écrit Claude Lefort dans ses « Essais sur le politique. »

Ces questions rendent tout d'abord compte des tensions qui surgissent entre un idéal d'égalité et un idéal de liberté:

« les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l'égalité que pour la liberté  , ils sont souvent prêts à sacrifier celle-ci à leur passion dominante ».

Les questionnements de Tocqueville reviennent ensuite sur le problème de la menace que fait peser, sur le fonctionnement des institutions démocratiques,l'individualisme qui accompagne le processus de démocratisation. Les fragilités des équilibres démocratiques mis en lumière par Tocqueville ont été éprouvées avec les expériences totalitaires du XX°s: comment les philosophes politiques contemporains ont-ils réactivé les analyses perspicaces de Tocqueville?

-L' EGALITE DES CONDITIONS ,UN PROCESSUS INELUCTABLE

-LIBERTE POLITIQUE ET INDIVIDUALISME

-DE LA SERVITUDE AU DESPOTISME DEMOCRATIQUE

-UN PENSEUR SCEPTIQUE

-LE PENSEUR DE LA MODERNITE

 

L  'EGALITE DES CONDITIONS , UN PROCESSUS INELUCTABLE

 Ce qui étonne au premier regard le lecteur de Tocqueville, c'est qu'un aristocrate ait pu aborder avec autant d'objectivité la démocratie. GUIZOT disait de Tocqueville qu'il jugeait «  la démocratie moderne en aristocrate vaincu et convaincu que son vainqueur a raison « .

En effet, Tocqueville , né en 1805, appartient à une très vieille noblesse normande qui a connu les affres de la Révolution. De nombreux membres de la famille ont été arrêtés sous la Terreur , ses parents ne durent leur salut qu'au 9 Thermidor , mais ils resteront profondément marqués par la tourmente révolutionnaire. Tocqueville , à l'évidence, est nécessairement imprégné par ses ascendances aristocratiques. Mais , dans ses analyses , l'emploi qu'il fait du terme «  aristocratie » ne se confond pas avec celui qui désigne un régime politique . Cet emploi du mot renvoie à un type de société , à un type de comportement , à un système de représentations , par lesquels les liens de personne à personne sont plus forts , même s'ils ne sont pas égalitaires.

«  Les hommes qui vivent dans des siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont souvent disposés à s'oublier eux-mêmes … La notion générale du semblable est obscure... On ne songe guère à se dévouer pour la cause de l'humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes »( D.A II ; chapitre 2).

Les sociétés aristocratiques , selon Tocqueville, ont développé une certaine forme de liberté , mais cette liberté est philosophiquement moins bien fondée d'après lui, que celle des sociétés démocratiques. De la même manière, l'emploi du terme « démocratie » chez Tocqueville est bien spécifique . Jusqu'au XVIII°s, la démocratie était considérée comme un régime périmé , qui n'avait pu exister que dans de petites cités où le gouvernement direct pouvait s'exercer ; cette forme-là de gouvernement paraissait incompatible avec le principe de la représentation. Après la Révolution , au XIX°s, s'impose peu à peu l'idée que la démocratie est l'avenir des sociétés humaines , avec le développement de l'égalité civile , l'élargissement du suffrage et le consensus autour de l'idée de représentation ( «  la demande démocratique »). Or , pour Tocqueville, la démocratie n'est pas seulement une forme de gouvernement , mais «  un état social » qui se définit d'abord par «  une égalité des conditions » . Sur ce plan , l'aspect institutionnel n'est pas délaissé , mais il n'est pas premier dans la pensée de Tocqueville.

 C'est dès l'introduction de son ouvrage «  De la Démocratie en Amérique » paru en 1835 pour le premier livre et en 1840 pour le second , que Tocqueville parle d'égalité des conditions . En effet , contrairement à bon nombre de penseurs libéraux , tels CONSTANT ou GUIZOT qui font de l'Angleterre le modèle de leurs analyses , Tocqueville entreprend un voyage de 10 mois aux Etats-Unis en 1830 , avec pour prétexte une mission d'enquête sur le système pénitentiaire américain ; ses études de droit lui ont en effet ouvert une carrière de juge-auditeur auprès du Tribunal de Versailles , et c 'est à ce titre qu'il se rend aux EU en compagnie de son ami Gustave de Beaumont. La même année 1830 , il a été témoin de la Révolution des Trois Glorieuses qui ont précipité la chute de Charles X. Voici les sentiments de Tocqueville au moment de la chute de la Restauration:

«  J'avais ressenti jusqu'à la fin pour Charles X un reste d'affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m'étaient chers ».

 Aux EU , Tocqueville s'acquitte de sa mission , mais ce n'est pas là le but réel du périple ; il a en fait pour projet de comprendre en profondeur , in vivo et in situ , le fonctionnement de la démocratie américaine , et sans doute pour mener en partant de cet exemple une réflexion plus ample sur la démocratie au sens large.

 «  J'avoue que dans l'Amérique j'ai vu plus que l'Amérique ; j'y ai cherché une image de la démocratie elle-même »

De retour en France il rédige son premier livre qui connaît un grand succès ; sa compagnie est recherchée dans les milieux politiques , il est patronné par Chateaubriand notamment . En revanche , son second livre , paru en 1840 , est moins bien reçu , jugé trop abstrait , moins riche d'exotisme , plus soucieux de généraliser l'exemple américain à l'ensemble de l'Europe , à ce que l'on pourrait appeler «  l'humanité démocratique » .

« L'égalité des conditions » est centrale dans la démocratie américaine . De quoi s'agit-il ? Ce n'est pas l'égalité matérielle , et elle ne se réduit pas à l'égalité des droits. Elle se manifeste d'abord par l'absence de barrières fixes entre les statuts et les classes sociales ; elle exprime un changement fondamental dans l'histoire humaine : les hommes des temps démocratiques se voient fondamentalement comme des individus égaux et indépendants . Tocqueville ne prend pas seulement en considération les rapports politiques ou économiques entre les hommes , mais considère la globalité de la vie humaine , la famille , les relations hommes / femmes . La famille américaine est très éloignée des traditions européennes : la démocratie aux EU a mis fin à l'autorité patriarcale , au système hiérarchique induit , et à l'inégalité entre les successeurs puisque le droit d'aînesse n'existe pas outre-atlantique. Tocqueville y voit bien des aspects positifs :

La démocratie « détend les liens sociaux » mais dans le même mouvement «  resserre les liens naturels » ; «  elle rapproche les parents dans le même temps qu'elle sépare les citoyens » . Cependant dans la même phrase surgissent les effets néfastes de ce double processus . Avant de les aborder , sans doute est-il utile de souligner ici la surestimation par Tocqueville de ces liens familiaux renforcés … Son optimisme sur ce point semble pouvoir être expliqué par sa surprise de la découverte du Nouveau Monde , au regard de la stricte et austère éducation reçue par les jeunes aristocrates français ( on pensera ici à la jeunesse d'un Chateaubriand par exemple …)

 

LIBERTE POLITIQUE ET INDIVIDUALISME

La réflexion de Tocqueville se fait très pénétrante , car il perçoit très tôt , et il est le premier à percevoir les risques et les travers de la démocratie . Il consacre de larges pans de sa réflexion à l'individualisme , et c'est bien dans sa vision de l'individualisme que sa réputation de visionnaire sera la plus reconnue à la fin du XX°s . Tocqueville est un libéral . Il place la liberté individuelle comme norme de la société. Il refuse donc toute forme d'asservissement de l'individu au tout social :

«  L'individualisme est une expression récente qu'une idée nouvelle a fait naître . Nos pères ne connaissaient que l'égoïsme. L'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout. L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte que , après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ».

 Tocqueville fait une critique cinglante de l'individualisme et du penchant de l'homme démocratique qui se retire de ses semblables et ainsi néglige ce qui forme la base de la démocratie , c'est-à-dire la participation à la chose publique. Cette attitude aboutit en conséquence à la dépolitisation de la société démocratique. Le libéralisme d'un Tocqueville n'est pas celui d'un Benjamin CONSTANT ou d'une Mme De STAEL pour qui le libéralisme est avant tout individualiste afin d'assurer «  la jouissance paisible de son indépendance privée » .Tocqueville tente donc de trouver la voie d'un libéralisme alternatif qui consiste à reformer du lien politique entre les citoyens par le système des associations dont il a pu observer le fonctionnement en Amérique , non seulement des associations politiques , mais surtout le fonctionnement des associations civiles permettant ,par leur existence même , aux individus de sortir du champ de leurs intérêts privés sans s'en remettre à l'Etat et en limitant le pouvoir de ce même Etat ( il faudra attendre 1901 pour que la loi sur les associations en France autorise leur existence légale). Ces associations permettent d'occuper l'espace public qui sépare les gouvernants et les administrés. ( D.A II chapitre 4). Dans la démocratie américaine , les associations fortifient la démocratie et nourrissent l'opinion publique .

L'individualisme en effet est étroitement lié à l'égalité des conditions :

 « Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part ».

 Mais la métaphore de la chaîne est porteuse de deux significations : solidarité et / ou servitude. Les nations démocratiques ont à craindre une espèce de despotisme de type nouveau : un despotisme né de l'individualisme démocratique qui n'est pas violent mais au contraire doux et protecteur :

 

DE LA SERVITUDE AU DESPOTISME DEMOCRATIQUE

 «  Au-dessus de ceux-là , s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux... Il ressemblerait à la puissance paternelle si comme elle il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance. Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir... »

 Ainsi Tocqueville fait-il porter sa critique sur deux plans : à la fois sur la tyrannie exercée par la majorité , et sur le despotisme démocratique ; à la fois sur le plan de la masse des individus grégaires unis dans leur passion de l'uniformité et du conformisme , et sur la structure étatique qui en est issue ( par le système de la représentation) dans son souci perverti d'obtenir par un paternalisme bienveillant l'obéissance de tous . Tocqueville met donc vigoureusement en relief la possible ( probable ?) ruine de la liberté dans le cadre d'un gouvernement démocratique . Mais la responsabilité de cette ruine est à la fois à rechercher par le bas et par le haut...

 L'homme démocratique est l'ennemi radical des privilèges , à l'inverse de l'homme des temps aristocratiques qui tirait fierté et honneur de ces privilèges . L'homme démocratique se fond dans la masse . Tocqueville reste attaché à l'idéal aristocratique , cependant , par réalisme, il affirme que l'idéal démocratique d'une égale liberté pour tous est plus juste. Mais , à l'inverse des penseurs socialistes de son temps partisans d'un individualisme frileux ( car ils jugent que l'individu est fragilisé car livré à des forces politiques et économiques qui l' aliènent eta donc besoin d'un Etat protecteur) , Tocqueville refuse cette tutelle de l'Etat , qu'il soit celui dont rêve Marx ou l'Etat-Providence par lequel les individus sont assistés .

 Tocqueville au fond rêve de conserver le meilleur de l'idéal aristocratique pour en irriguer l'âge démocratique . Tant aux EU qu'en France , il fait observer l'absence de vertu politique , c'est-à-dire de cet ingrédient que les Anciens considéraient comme essentiel pour une République libre . La vertu consiste à placer le bien commun au dessus des intérêts particuliers . Comment préserver des institutions libres dans un Etat où tous les citoyens sont prêts à être esclaves pourvu que leurs besoins matériels soient satisfaits ?

 

 UN PENSEUR SCEPTIQUE

 Tocqueville est à l'opposé de personnalités telles que Victor HUGO . La foi lyrique d'un Hugo pour la république lui est étrangère . Se méfiant des passions, il ne peut adhérer aux convictions et aux professions de foi des romantiques . Mais il n'est pas davantage cartésien . Il montre que l'homme démocratique se vit dans l'illusion de penser avec raison et de devenir maître et possesseur de la nature. C'est un penseur profondément sceptique ,voire tragique , dont aucune certitude ne peut dissiper le doute fondamental qui l'habite. En 1857, deux ans avant sa mort , il confie à Mme SWETCHINE la perte de sa foi religieuse , et ce trouble né de la lecture des philosophes des Lumières l'accompagna toute sa vie :

« Ma vie s'était écoulée jusque-là seize ans dans un intérieur plein de foi qui n'avait pas même laissé pénétrer le doute dans mon âme.Alors le doute y entra ou plutôt s'y précipita avec une violence inouïe ,non pas seulement le doute de ceci ou de cela,mais le doute universel.J'éprouvais tout à coup la sensation de ceux qui ont assisté à un tremblement de terre ,lorsque le sol s'agite sous leurs pieds,les murs autour d 'eux ,les plafonds sur leur tête,les meubles dans leurs mains ,la nature entière devant leurs yeux. Je fus saisi de la mélancolie la plus noire , puis d'un extrême dégoût de la vie sans la connaître et comme accablé de trouble et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde ».

Il est étrange de voir Tocqueville ,libéral,s'effrayer devant le monde de la pensée qui s'ouvre à lui.

 Cette angoisse a été un outil pour penser loin , et pour agir . En devenant acteur politique , il tempère ses doutes et prône la nécessité de s'ordonner autour de la religion , mais il s'agit d'une religion toute pragmatique , qui donne aux hommes le goût de l'avenir , l'envie de sortir du présent et de l'enlisement dans le bien-être matériel. La religion brise l'immanence propre à l'individu de l'âge démocratique; pour Tocqueville , si l'homme démocratique veut être libre , il doit croire . S'il ne croit pas il est esclave . La religion introduit donc un élément qui élève l'homme démocratique , qui l'extrait du nivellement et du matérialisme . Tocqueville ne croit pas , mais éprouve le besoin de croire et en fait même une nécessité.

 L'expérience qui est à l'origine de la réflexion de Tocqueville est celle de la Révolution française qui est apparue à tous ses contemporains comme un tournant dans l'histoire universelle: elle avait changé du tout au tout la condition humaine. C'est dans ce contexte qu'est affirmé le caractère inéluctable de l'égalité des conditions et le processus de démocratisation des sociétés modernes. Inéluctable ,mais aussi providentiel c'est à dire un fait qui s'inscrit bien avant la Révolution et qui s'inscrit dans les desseins de Dieu:

' "De quelques côtés que nous jetions nos regards ,nous apercevons la même révolution qui se continue dans tout l'univers chrétien........ »

Là encore, étrangeté de ce penseur qui prône la religion pour raccorder les anneaux séparés de la chaîne de la société démocratique et qui ne croit plus en dieu !

 M D

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
M
Chère Michèle, voilà un joli titre pour cette intervention et qui plus est « très percutant » pour aborder la lecture de l’un des éminents penseurs de ce que je nommerais « le principe » démocratique. L’exposé est remarquable, précis et pose l’auteur de la Démocratie en Amérique comme un auteur à la tonalité on ne peut plus moderne et actuelle. Puis-je toutefois, revenir sur cette thématique centrale relative à la fameuse « égalité des conditions » notion clé, s’il en est, de tout l’édifice politique tocquevillien ? <br /> Peut-être faut-il rappeler qu’en amont de ce fameux item, la réflexion ou l'étude Tocquevillienne du "fait démocratique" semble être d'ordre, à la fois descriptif, analytique et causal, prenant comme point de départ, la détermination de certains traits structurels des sociétés modernes, dont la société américaine tient le rôle de paradigme, "d'idéal type". Tocqueville met en exergue, ce qui fait sa singularité, ce qui la positionne comme étant la référence ultime de l'idéal démocratique, vis à vis du "Vieux Continent » d’abord, en déchiffrant dans l'esprit de cette nation, le jeu complexe des causes géographiques et historiques, des lois et des mœurs. Disciple de MONTESQUIEU, il superpose à sa manière deux démarches complémentaires : l'une conduit au " portrait d'une collectivité singulière", l'autre "pose le problème historique abstrait d'une société d'un certain type". Ces précisions sur la façon dont l'auteur aborde et traite le sujet : le "fait démocratique", peuvent apparaître aux yeux du lecteur, comme propos purement tautologiques ou vagues préliminaires mais, en réalité, il n'en est rien, car elles déterminent tout au contraire les caractéristiques fondamentales de la démocratie, appréhendées par un certain philosophe, historien, sociologue. Tocqueville, faut-il le reconnaître est difficilement classable car il est au carrefour de plusieurs disciplines.<br /> De cette vision singulière, surgit comme tu le soulignes très justement chère Michèle, un autre visage de la démocratie, peu habituel, qui est celui d'un " état de la société " et non un " mode de gouvernement ". En effet, TOCQUEVILLE désigne par le terme de "démocratie" un état de société, c'est-à-dire qu'il donne, dirons-nous une "définition sociale" et non politique, comme cela avait été d'usage dans toute la philosophie politique traditionnelle avec la classification séculaire des différents régimes que sont : la monarchie, l'aristocratie et la démocratie.<br /> Il nous faut donc rompre avec la tradition et poser un regard totalement neuf sur ce que TOCQUEVILLE comprend et appréhende comme étant les fondements de la démocratie : "Ce qu'il entend le plus souvent par "démocratie" n’est pas un état social, réel, mais la perception égalitaire du rapport social normalement hiérarchique (au moins à en juger par l'histoire humaine), par les acteurs de ce rapport.<br /> Tocqueville cherche le principe générateur du "fait démocratique" dans l'état social, plus précisément dans "l'égalité des conditions", et non dans le domaine politique proprement dit. Mais, comme tu le soulignes Michele très justement, l'égalité des conditions ne signifie pas pour TOCQUEVILLE, une égalité totale, absolue, unilatérale, entre tous les individus, tout au contraire, elle réside dans une virtualité, une possibilité pour chacun d'accéder au rang, à la distinction de son choix. <br /> Plus précisément encore, TOCQUEVILLE nous dit "l’égalité des conditions ne signifie pas que maître et serviteur soient réellement égaux, mais qu'ils peuvent l'être ou encore que le rapport de subordination provisoire n'est pas constitutif d'un état" qui les définisse tout entier l'un et l'autre. Elle est un principe constitutif de l'ordre social démocratique : une NORME" <br /> Cette norme fait figure à la fois d'idéal, de guide, d'objectif inatteignable, sans cesse fuyant qui entraîne irrésistiblement l'éternelle instabilité qui caractérise les peuples des sociétés démocratiques. La "norme" Tocquevillienne ou "l'égalité des conditions réelles" qui ne sera et ne pourra être jamais atteinte sinon convoitée, provoque sur chaque individu un désir, une passion qui maintient, oserions-nous dire son "élan vital". Fervent adversaire de l’individualisme, on devine chez Tocqueville un sentiment d’adhésion à ce que Mounier appelait le personnalisme. En effet, chaque homme doit sentir, sinon être convaincu que sa place dans la société ne possède rien de fixe, d'immuable ou de prédéterminé. <br /> Ainsi, nous dit l'auteur : "Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux ; on peut dire qu'ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres. A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir : le serviteur n'est donc pas un autre homme que le maître. Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu'est-ce qui force le second à obéir ? L'accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement, ils ne sont point inférieurs l'un à l'autre ils ne le deviennent momentanément que par l'effet du contrat ; en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes'". <br /> Or, faut-il le rappeler, un contrat (et non pas un pacte) est fondé sur la base d'un consentement mutuel, sur l'accord de deux volontés indépendantes, là réside toute la différence entre un état social démocratique et un état social despotique ou tyrannique dont le potentiel s'accroit proportionnellement au degré de servitude ou d'asservissement du peuple. Ce qui crée l'égalité entre les êtres n'est pas discernable en soi, au-dedans de chacun d'eux pris en particulier. Il tient à la façon, socialement définie dont ils se rencontrent et se situent les uns vis à vis des autres, à la structure d'une relation qui les détermine, et de manière fort peu évidente historiquement, à se détourner de leurs différences réelles ou naturelles, lorsque celles-ci sont patentes, pour se reconnaître, pour se retrouver l'un dans l'autre. Cette structure en miroir, où se détache une vision, une appréhension phénoménologique (et oui, j’y reviens), tend à dissoudre les séparations pratiques, puisqu'elle se détache à la limite de toute détermination physique. <br /> Ainsi, nous pouvons imaginer un miroir mutuel, avec cette étrange propriété que c'est un infigurable qu'il révèle pour chacun en la personne de l'autre : nous sommes semblables, bien que d'apparences différentes, le corps, l'apparence physique, ou plutôt sa différence doit être prise dans l'acception merleau-pontienne du terme, c'est-à-dire non pas comme un ob-stacle contre la reconnaissance d'autrui mais elle doit être éprouvée comme la rencontre d'un autre être insondablement même. <br /> Dans le "Visible et l'invisible", MERLEAU -PONTY écrit, "c'est lui, (le corps), et lui seul, parce qu'il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses mêmes, qui ne sont pas elles-mêmes des êtres plats, mais des êtres en profondeur, inaccessibles à un sujet de survol, ouvertes à celui-là seul, s'il est possible, qui coexiste avec elles dans le même monde".<br /> Voilà une petite pirouette ou un détour vers quelques lectures chères à mon cœur que je m’aventure à proposer en guise de conclusion à cette petite entrée en matière « du fait démocratique » tocquevillien.
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PHILO-ALETHEIA
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