Du tragique , suite
II
La formule fondamentale du tragique, à mon sens, est dite avec superbe dans la phrase de Lucrèce : "eadem sunt omnia semper". Impossible de rendre en notre langue le tranchant de cette vérité. On peut esquisser une traduction : toutes choses sont toujours les mêmes. Mais le poète place en premier le "eadem" : les mêmes sont toutes choses toujours. Et comment entendre ce "eadem"? Certes non pas par "identiques", car les choses ne sont pas identiques, s'il est entendu que c'est le choc tourbillonnaire, la rencontre imprévisible et aléatoire qui détermine la "naissance" (natura) des choses. En tourbillonnant comme des grains de poussière dans les rais de lumière, en se heurtant, s'entrechoquant, se repoussant et s'accointant à l'infini, les atomes créent ces combinaisons improbables et imprévisibles, ces éphèmères liens de Vénus à l'origine de toutes choses, astres, comètes, constellations, terres en nombre infini, végétaux et animaux dont le spectacle ne cesse de nous étonner et de nous émouvoir, y compris nous mêmes, tous ces corps instables et périssables qui composent la totalité de l'univers. Tout change sans cesse dans le grand Fleuve d'Héraclite, mais alors que signifie ce "eadem" qui affirme la mêmeté?
Les corps naissent, s'accointent et se repoussent, vivent un temps et meurent. Leurs atomes s'éparpillent et forment à l'infini de nouvelles combinaisons. Mais la loi fondamentale de l'univers ne change pas. Les principes d'attraction et de répulsion ne changent pas. La structure constitutive qui opère en brassant les éléments ne change pas. L'univers est de toujours et à jamais une "branloire pérenne", un chaos tourbillonnaire, une "dinè" (tourbillon) qui par hasard produit de ci de là une organisation d'atomes et de vide, sans former jamais autre chose qu'une hasardeuse apparence de forme, cas particulier d'ordre dans le désordre pérenne de la nature. Penser radicalement cette non-ordonnance du monde a quelque chose de vertigineux, voire de terrorisant. C'est là l'intuition fondamentale du tragique.
Ni Providence, ni ordre transcendant, ni origine, ni fin, ni finalité du processus, ni sens par conséquent, et nous voilà saisis de mutité devant ces choses qui en changeant perpétuellement ne changent en aucune manière quant à leur statut dans l'éternel mouvement du monde. Il est difficile de mieux mettre en rapport l"impermanence universelle avec l'immutabilité totale du Tout. Le Tout est toujours le Tout, identique à soi, alors que le mouvement tourbillonnaire emporte toutes les choses dans la danse cosmique! Dionysos est là, très évidemment, image de la totalité tragique, lui qui prend toutes les formes imaginables, lui le dieu déchiré, morcelé, lacéré, démembré, émietté, éparpillé, mais qui toujours, dans la danse divine de ses fragments épars, manifeste la somptueuse lumière de son inaltérable identité. Dans la légende dionysienne on représente parfois le dieu comme un enfant entouré de ses jouets, les osselets, la poupée, la toupie, et le miroir. Se contemplant lui même dans le miroir c'est l'univers déchiré et unifié que le dieu contemple! Le tragique c'est l'identité énigmatique de la multiplicité et de l'unité.
III
D'où la singularité merveilleuse de la sagesse tragique. L'homme tragique a fait le deuil des trompeuses consolations, des mythes faciles, des fallacieuses représentations du monde, des illusions de sens et de non-sens. Lucrèce passe pour un féroce contempteur des religions, et c'est justice, si le ressort des religions c'est la volonté de Sens. Dites-moi si vous voulez du sens, si vous pouvez vous passer de sens, et je vous dirai qui vous êtes. A cette aune-là on distinguera facilement le tragique de celui qui ne l'est pas.
Ici guette la tentation nihiliste. Mais le nihilisme est un découragement, un suicide philosophique déguisé en provocation. "Puisque je ne vois nulle part de sens je refuse ce monde, je vomis la vie et ses pompes. Je serai l'image anticipée, le rictus du néant". Voire ce qu'en dit Nietzsche.
Le tragique ne se complait pas dans le malheur. Il s'érige comme affirmation de puissance dans le vide du monde et des valeurs. Il n'attend rien, n'espère rien. Il sait que rien ne s'arrange jamais, parce que rien n'est fondamentalement dérangé, si ce n'est l'esprit humain, assoiffé de sens et de justification : "Il y a quelque chose de fêlé dans le vase". Ce quelque chose de fêlé, nous savons un peu mieux aujourd'hui, après Epicure et Lucrèce, ce que c'est : l'imagination, le désir de l'illimité, la soif de jouissance et de pouvoir, le besoin pathologique de reconnaissance, et l'immense, l'indéracinble angoisse qui étreint le coeur de l'insensé. Mais insensé qui ne l'est? C'est encore une subtilité de plus de reconnaître que cette angoisse même est quasi indéracinable. Le tragique, montrant la faille, ajoute avec ironie qu'elle est impossible à combler, et que c'est une piètre sagesse que celle qui nous fait espérer une solution praticable.
La formule inaugurale de la sagesse tragique pourrait être : il n'existe aucune sagesse qui guérisse du mal de vivre, qui efface la faille, et c'est enfantillage que de s'en remettre aux maîtres de sagesse. Et pourtant il existe bien une sagesse tragique, dont la formulation relève du paradoxe, et qui ne se peut vivre que dans une pratique de silence.